Rock, jazz, EDM, dubstep : retour sur 10 morceaux de rap français qui flirtent avec d'autres styles musicaux.
© Red Bull Music
Musique

Quand les rappeurs sortent de leur zone de confort

Rock, jazz, EDM, dubstep : quand le rap français flirte avec d'autres styles musicaux.
Écrit par Maxime Delcourt
Temps de lecture estimé : 10 minutesPublished on
Porté par des artistes ouverts à tous les possibles, le rap n’en finit plus d’exploser les barrières stylistiques. Il puise son inspiration aussi bien dans la variété française et la dance music des années 1990 que dans la zumba et la drill londonienne. Si le décloisonnement des genres semble désormais acquis, la scène française n’a pas attendu 2020 pour faire valser les étiquettes et s'aventurer sur de nouveaux territoires musicaux. Ces deux dernières décennies, avec plus ou moins de réussite, les rappeurs ont périodiquement cherché à s'inventer de nouvelles directions, flirtant avec le dubstep, l'EDM, le jazz ou les guitares rock, pour mieux réinventer leur flow ou apparaître sous un jour nouveau. Entre coups marketing et véritables prises de risque, retour sur les 10 paris artistiques les plus osés.

Booba réinvente son flow au son des guitares électriques

En 2005, DJ Mehdi s’apprête à prendre le virage des musiques électroniques. D’ici quelques mois, il rejoindra les rangs du label Ed Banger Records dans l’idée de donner un nouvel élan à sa carrière et prendre ses distances avec le genre qui l’a fait connaître. Non sans un dernier coup d'éclat. Sur « Couleur Ébène », dont le rythme effréné et les inclinaisons rock étonnent à sa sortie, il pousse Booba dans ses retranchements.
Jamais auparavant, le Duc de Boulogne, alors habitué à débiter ses pensées sur de plus classiques 16-mesures, n'avait opté pour une telle interprétation, plus spontanée, plus hachée, noyée sous des riffs guitares électriques qui lui permettent d'emmener son texte loin des registres habituels. Avec, toujours, ce sens de la formule qui claque : « Si t’as pas de raison de vivre, trouve une raison de crever. »

En avance sur ton temps, Mac Tyer fredonne sur un air festif et dansant

Depuis la sortie de son premier album solo en 2006, on savait Mac Tyer en quête de nouvelles expériences sonores, loin du combo piano-violon qui a fait sa gloire au croisement des années 1990 et 2000 au sein de Tandem. Après le dirty south, c’est cette fois vers l’EDM la plus tapageuse que regarde le rappeur du 93 avec « Ha ! Ha ! Ha ! » : un single à la mélodie outrancière et au flow chantonné, pensé comme un hymne apte à faire danser les foules sur les plages du monde entier.
« Calme et posé, le bonheur vient me chercher, ce soir on va se lâcher », chante-t-il dans le refrain, de cette voix autotunée qui rappelle que Mac Tyer n'a jamais été de ces artistes qui se contentent d'une seule formule. Quitte à susciter l'incompréhension des médias (le programmateur de Skyrock Laurent Bouneau parle à l'époque de « Ha ! Ha ! Ha ! » comme d'un single « raté ») et du public, dont le manque d’intérêt pour ce morceau plombe quelque peu le moral de son auteur. « Cet épisode là m’a peut-être rendu très sombre. »

Oxmo Puccino pose sa voix de crooner sur des mélodies jazz

À une époque où la mode est aux attitudes racailleuses et aux textes moralisateurs, Oxmo Puccino opte lui pour le jazz, les grandes orchestrations, une forme d'album conceptuel soutenu par le savoir-faire musical des Jazzbastards, censés éloigner le rappeur parisien d'un genre musical qui commence à l'ennuyer. L'idée est de Nicolas Pflug, le directeur artistique de Blue Note France, qui lui propose en 2005 d'enregistrer un album jazz, persuadé que cela pourrait l’amener vers une musicalité toujours plus prononcée, et déjà perceptible à l’écoute de son album « Cactus de Sibérie » en 2004.
L’occasion est trop belle : Oxmo y voit l’opportunité de tourner le dos à la technique, très présente dans son flow depuis ses débuts au sein de Time Bomb, pour s’autoriser des textes plus narratifs, moins denses, qui doivent davantage à son interprétation qu’à la recherche constante de rimes multi syllabiques.

Kery James plus véner que jamais sur une instru dubstep

Quatre ans séparent « Dernier MC » de son prédécesseur, « Réel », sorti en 2009. 1460 jours au cours desquels Kery James se complaît dans un trop grand confort, avec une maison de disques qui lui permet d’inviter un large casting d'artistes (Zaho, Corneille, Youssoupha...) et met d'importants moyens financiers à sa disposition. « Ce n'est pas pour moi ce genre de fonctionnement », a-t-il fini par admettre, comme pour relativiser l’échec de « Dernier MC », plombé par un certain nombre de titres désarçonnant, loin de faire l’unanimité auprès de ceux qui ne voient en Kery James qu’un éternel mélancolique.
Parmi ces morceaux, il y a notamment « Vent d'État » et sa production dubstep, tout en énergie, sans véritable nuances et probablement composée par Tefa après de nombreuses heures passées à écouter Skrillex. Le geste est salutaire ; dommage qu’il vienne masquer le message de Kery James, plus que jamais en guerre contre les médias sur ce titre.

Lucio Bukowski envoie valser les puristes avec l'autotune

Lucio Bukowski n’a jamais été de ces artistes qui rêvent de se faire tamponner un passeport pour la gloire. « Sale Putain » le rappelle avec force : en un peu plus de trois minutes, le rappeur lyonnais tire à boulets rouges sur les médias, les puristes qui crient à la mort du hip-hop et ces anciennes gloires du rap français qui se contentent désormais d’effectuer des concerts anniversaires afin de renflouer les caisses.
La vérité, c’est que Lucio Bukowski a toujours préféré arpenter des chemins de traverse, peut-être plus poétiques et moins faciles d’accès. Sans pour autant rester sourd aux dernières tendances. Sur « Sale putain », par exemple, le MC de L’Animalerie rappe sous autotune (une première !) et devance ceux qui regretteraient de l’entendre s’essayer à de telles expérimentations musicales : « Boom-bap ou autotune, putain, quelle importance ? Il y a la bonne musique et puis le reste, mon con ».

Nekfeu & Népal importent la grime en France

En 2002, le rap anglais se démarque pour de bon de son pendant américain. Notamment grâce à Wiley, qui a l’idée de créer « un son encore plus froid », un beat qui doit autant à des basses déstructurées qu’à des rythmes saccadés. « Eskimo » né ainsi, de par cette volonté de poser les bases d’un nouveau genre musical. Quatorze ans plus tard, sur une production de Diabi, Nekfeu et Népal reprennent ces principes à leur compte et font d’« Esquimaux » l’une des meilleures adaptations du grime en VF.
La raison ? Il y en a même deux : ce travail réalisé sur les textures, sublimé par ce sample de Frank Dukes ; et ces couplets débités avec frénésie, comme pour suivre un beat qui dicte la cadence et donne des idées à Nekfeu pour l’avenir. « Menteur Menteur » et « Zone », enregistré par la suite aux côtés d’Orelsan et Dizzee Rascal, s’inscrivent à leur tour dans une esthétique grime toujours plus affirmée en France.

Après le metal, Kool Shen s'essaie à la trap

Comme d’autres rappeurs (Gérard Baste, La Fouine, Soprano), Kool Shen a choisi en 2006 de se frotter aux mélodies furieuses d’Enhancer et d’exprimer toute l’urgence, la hargne et la colère que sa plume contient. Sur le papier, l’association des metalleux parisiens et de la partie sombre du Nique Ta Mère paraissait pourtant prévisible, tant NTM a toujours entretenu des connexions étroites avec le monde du rock.
« Ghetto Youth », en revanche, est une vraie curiosité dans la discographie de Kool Shen. Parce que ce morceau acte en 2016 la rencontre du rappeur de la Seine-Saint-Denis avec Kore. Parce qu’il s’ouvre à des sonorités trap, sans grande surprise mais parfaitement maitrisées. Et parce qu'il rappelle que Kool Shen a toujours été un challenger, un rappeur qui, de « L’argent pourrit les gens » à « Ghetto Youth », en passant par « Laisse pas trainer ton fils », a perpétuellement cherché à réinventer son flow.

Alkpote kicke à toute vitesse sur un sample disco

Il suffit de tendre l'oreille, tout est là : les clins d'œil à Johnny, les références à Lou Doillon ou encore les duos avec Katerine. Car oui, Alkpote est un amoureux de la chanson française. « Je suis légèrement inspiré de Serge Gainsbourg », lâche-t-il sur « Gainzbeur », un titre au beat soutenu, basé sur un sample du tube disco « Sea, Sex and Sun » et voué à amener un peu de légèreté dans l'univers du Parisien.
C’est là tout l’intérêt de ce morceau, extrait de « L'empereur contre-attaque » : rappeler que, contrairement à certains de ses contemporains (Lomepal, Oxmo Puccino), Alkpote n’a pas choisi le format chanson dans l’idée d’assumer son penchant pour la variété. « Gainzbeur », c'est tout sauf une mélodie richement orchestrée, sublimée par un refrain larmoyant et accompagnée de chœurs censés accentuer l’emphase : c’est un single au BPM élevé, sur lequel l’Empereur de la crasserie débite un flow d’une intensité folle.

Laylow & Wit. redéfinissent les contours du traditionnel 16-mesures

En pleine promotion de « Trinity », son premier véritable album, Laylow se veut clair : « Je ne pense pas que ce morceau va streamer, mais tous ceux qui vont écouter l’album en entier s’en souviendront, ne serait-ce que pour ce délire un peu théâtral et cette ouverture sur le monde de plus en plus en rare au sein du rap français. » Difficile de lui donner tort, tant « De batard » se démarque du reste de sa discographie, traditionnellement dédiée aux expérimentations futuristes et aux flows remplis d’ad-libs.
Ici, chaque élément paraît conforme à l’idée que l’on s’est longtemps faite du rap en français – un beat boom-bap et un 16-mesures –, sauf que Laylow semble inadapté au classicisme : « De batard » reste ainsi un morceau profondément singulier, notamment grâce à cette production métallique et ce texte davantage porté sur la narration que la métaphore.

Rohff invente le concept de « black électro »

Rohff n’a jamais été à une contradiction près : depuis ses débuts, il est ce rappeur capable de balancer ce genre de punchlines bancales (« Fuck la techno, c’est de la musique de drogués ») pour mieux s’en éloigner quelques années plus tard. Ainsi, en 2010, il crée la surprise avec « Animal », un morceau qui symbolise à lui seul le manque de subtilité dont on souvent fait preuve les rappeurs français au moment de prendre un virage électronique au tournant des années 2010.
Quant à ceux qui lui reprochent de se trahir avec ce single, Rohff sait répondre : « Animal » n’aurait rien à voir avec cette techno qui fait danser les kids du monde entier ; ce serait de la « black électro », un style auquel il dit s’être déjà essayé en 2001 avec « TDSI ». Mouais. Quoiqu’il en soit, Rohff renouvèle l’exercice en 2017 avec « Broly », sorte de trait d’union entre l’EDM et le flow criard de Lil Wayne.