Le jeu vidéo Tunic a été développé (quasiment) en solitaire par le développeur indépendant canadien Andrew Shouldice, avec qui nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir.
© Andrew Shouldice/Finji
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Rencontre avec Andrew Shouldice

On s’attendait à un clone de Zelda, c’est finalement un titre qui emprunte beaucoup aux franchises de From Software. Rencontre avec Andrew Shouldice, le développeur solitaire du fascinant Tunic.
Écrit par Jean-Christophe « Faskil » Detrain
Temps de lecture estimé : 14 minutesPublished on
Sous des dehors de petit jeu mignon, Tunic cache en réalité une complexité que ne renierait pas Elden Ring. Propulsé dans un monde dont il ne connaît pas les règles, le joueur va devoir apprendre, souvent dans la défaite, comment fonctionne cet univers aussi mystérieux qu’enchanteur. Un titre développé (quasiment) en solitaire par le développeur indépendant canadien Andrew Shouldice, avec qui nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir.
La sauce secrète… c’est le temps !
Andrew Shouldice
Le développeur indépendant canadien Andrew Shouldice a développé le jeu vidéo Tunic.

Andrew Shouldice


© Andrew Shouldice/YouTube

Faskil : Bonjour Andrew ! Avant tout, ravi de vous rencontrer. La première chose qui m’a frappé en lançant le jeu c’est… comment diable est-ce que ça a pu être réalisé par une seule personne ? Il faut être un peu cinglé pour s’occuper à la fois du gameplay, des graphismes, et de tout le reste. J’imagine que vous avez eu de l’aide à un moment donné, mais c’est quoi le secret ?
Andrew Shouldice : (rires) Eh bien, tout d’abord, merci, même si je ne peux pas m’en attribuer le mérite, parce qu’il y a une autre personne qui a travaillé sur la partie visuelle. Mais la sauce secrète… (hausse la voix) C’EST SEPT ANNÉES ! (rires)
Le secret, c’est le temps…
Oui, c’est le temps. Mais merci, je le prends comme un compliment. L’élément principal, en vrai, c’est l’itération. Je souhaitais à la fois donner un attrait kinesthésique aux mouvements et aux attaques, mais aussi être capable de programmer cette fonctionnalité et construire les décors dans lesquels cela se déroule, toutes ces choses m’intéressaient. Et donc, je suis ravi de pouvoir faire tout ça.
Quand on travaille comme vous, un peu seul dans son coin, comment on fait pour avoir des retours ? Parce que c’est plutôt important dans le processus de conception d’un jeu. Comment vous gérez ça ? En filant le jeu à des amis ?
Une des choses importantes qui se sont produites durant le développement du projet, ça a été de commencer à travailler avec Finji (NDLR : l’éditeur du jeu).
Et c’est arrivé tôt dans le processus, ça ?
Une image du jeu vidéo d'action-aventure Tunic développé par le développeur indépendant canadien Andrew Shouldice et édité par Finji.

Tunic


© Andrew Shouldice/Finji

Adam et Rebecca Saltsman (NDLR : les patrons de Finji) étaient déjà des mentors sur le projet très en amont. Je leur envoyais des versions en leur disant « Hey, les amis, vous en pensez quoi ? Je suis en train de travailler sur ce truc. ». Parce que ce sont des gens dans le milieu qui aiment bien aider. À un autre moment, j’ai travaillé avec une autre de ces personnes, Felix Kramer, qui m’a aidé à orchestrer tout l’aspect production, presse, montrer le jeu dans des salons, ce genre de choses. Et à un moment donné, Felix et moi étions en train de discuter, et on s’est dit : « Oh on devrait sans doute se trouver un éditeur. » Et c’était juste du bon sens : Finji nous aidait déjà, ce sont des gens merveilleux, et donc ça coulait de source. Et aussi l’équipe son, Terence Lee (NDLR : Lifeformed) et Janice Kwan, Power Up Audio, principalement Kevin Regamey, ils ont travaillé sur l’aspect sonore depuis le tout début, et de plus en plus intensivement ces dernières années…
Donc pour répondre à votre question, une des plus grandes révélations, ça a été de prendre conscience du bonheur de voir la conception du jeu occuper le cerveau de quelqu’un d’autre. Par exemple, avoir Adam au téléphone pendant plusieurs heures et lui expliquer tout ce qu’il y a dans le jeu, comment il est supposé fonctionner, les idées de design, et ce qu’on est supposé y faire, et de réaliser qu’il a tout compris, et qu’il peut fournir des retours utiles. Et les gens de l’équipe qui ont joué au jeu et donné du feedback pertinent, ça a été un changement incroyable, venant de : « Est-ce que c’est mauvais ? Ou horrible ? Je ne sais plus ! Je ne suis plus en mesure de juger parce que je n’ai plus de recul. » Dès lors, avoir des regards neufs a été profondément utile. Et depuis lors, je me repose d’une certaine manière sur les commentaires de l’équipe en termes de « Est-ce que ça a l’air stupide ? Est-ce que ça semble mauvais ? Est-ce que c’est trop demander au joueur ? Ou est-ce qu’on devrait en demander plus au joueur ? ». Et tout cela est ensuite intégré dans ce nœud complexe entre fonctionnalités, animation, effets visuels, level design, ce genre de choses.
La raison pour laquelle je pose la question, c’est que de ce que j’en ai compris, le jeu tourne autour de la notion de secrets, de la découverte de ces secrets et de la compréhension du monde autour de nous. C’est pour cela que je m’interrogeais sur le feedback, parce que si vous aviez travaillé seul tout le temps, c’est difficile de prendre du recul et de jauger dans quelle mesure cela va être possible pour le joueur de comprendre ces secrets et ce genre de mécaniques.
Oui, tout à fait. Je me souviens précisément d’un moment où je réfléchissais seul à voix haute, et où je me demandais : « Comment puis-je faire un jeu à propos de secrets et m’en exciter, alors que le fait de concevoir quelque chose prend le pas sur le mystère ? ». Ça a été un moment où je me suis dit : « Oh non, je vais passer tout ce temps à faire cette chose et je ne serais pas en mesure de vivre l’expérience d’y jouer, de le tester. Oui, bien sûr, c’est utile de tester, le montrer à des gens qui ne l’ont pas encore vu et obtenir du feedback de l’équipe. Et ça semble avoir fonctionné de temps en temps. Quelqu’un va jouer au jeu et s’écrier « Oh, wow ! Ça me fait retomber en enfance ! ». C’est banal, mais ça semble fonctionner.
Le jeu vidéo Tunic développé par Andrew Shouldice emprunte beaucoup aux franchises de From Software.

Tunic

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On est dans un monde inconnu et on comprend vaguement où on est supposé aller et ce qu’on est supposé faire.
Andrew Shouldice
J’ai eu l’occasion d’y jouer une petite heure avant cette interview, donc j’ai encore peu d’expérience avec le titre, je me suis senti un peu comme dans Gris, ce « plateformer » où on est littéralement jeté dans le jeu sans rien savoir. Il n’y a pas d’introduction à l’univers, pas de « tutorial » pour vous apprendre le maniement, ou ce genre de choses. Et c’est quelque chose qui m’attire, cette idée de lancer un jeu et de ne pas savoir où on va, ce qui va se passer et comment on va réussir à le plier.
Chouette ! Vous y avez joué en français ?
Non, en anglais.
Ah, je suis curieux de savoir comment fonctionne notre traduction. Je pense qu’il y a encore quelques défauts.
C’est compliqué, j’ai un ami qui travaille comme traducteur pour le jeu vidéo, et je sais à quel point c’est délicat.
Tout à fait.
Alors, ce n’est pas nouveau, les journalistes adorent les comparaisons, et j’ai lu pas mal d’articles qui comparaient votre titre à la série des Zelda. Est-ce que c’est quelque chose qui vous semble justifié ? Ou est-ce que ça vous ennuie et vous pensez qu’il y a d’autres influences qui soient plus pertinentes ?
Hmm… Ils ont le droit de dire ça, pas vrai ? Ça s’appelle Tunic. (rires) Ça ne m’embête pas. Mais je serais curieux de savoir si les gens se disent « Oh chouette, Zelda, j’adore aller au village et parler à la personne dont les poules ont disparu ! ». Non. Ce n’est pas ça. Vous n’allez pas aller ramasser quelques poules disparues pour quelqu’un. On est plutôt dans une expérience à la Zelda premier du nom. On est dans un monde inconnu et on comprend vaguement où on est supposé aller et ce qu’on est supposé faire.
Dans ce monde peuplé de choses qu’on ne comprend pas complètement, il y a plein de secrets cachés et on ne sait pas trop comment on pourrait les trouver. Et ça, c’est vraiment l’expérience idéale, c’est ce que nous visons, ce sentiment d’être dans un monde qui n’est pas vraiment fait pour vous. C’est à ça que je pense quand les gens disent que ça ressemble à un Zelda. Les gens vont peut-être vivre quelque chose d’assez différent de ce à quoi ils s’attendent, mais avec de la chance, ce sera une sorte de « revisite » rafraîchissante de certains vieux jeux.
Le jeu vidéo Tunic développé par Andrew Shouldice est sorti le 16 mars 2022 sur PC, Mac OS X via Steam, Xbox One et Xbox Series1.

Tunic
 

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C’est quelque chose de très excitant, ce sentiment de ne pas tout à fait comprendre ce qui se passe.
Andrew Shouldice
Vous parliez de la traduction tout à l’heure… Très tôt dans le jeu, on découvre des messages, dont certains codés dans un langage inconnu. Et je me souviens d’avoir lu une interview dans laquelle vous parliez de votre expérience d’enfance où vous dévoriez les manuels de jeux auxquels vous ne pouviez pas jouer à l’époque. Est-ce que c’est quelque chose qui a influencé votre processus créatif pour Tunic ?
Oh oui, clairement. Alors j’ai peut-être déjà raconté cela auparavant, mais j’ai le souvenir d’être dans la maison de mon voisin d’à côté, dans sa chambre je crois, pendant qu’il jouait à Metroid 2. C’était un jeu Gameboy, donc ça voulait dire que je ne pouvais pas regarder par-dessus son épaule pendant qu’il jouait, et c’était dès lors difficile de comprendre vraiment ce qui se passait. Mais il y avait le manuel, que j’ai lu de bout en bout. « Oh voici un orbe que tu peux ajouter à ta collection ! Ça fait quoi ? Aucune idée ! Voici un monstre horrible. Voici une carte, une illustration, toutes ces choses. » Et bien sûr, je suis encore un gamin, je ne sais pas ce que veut dire « Morph ». C’est quoi une « Morph Ball » ?
Ce sont des mots complètement inédits pour moi. Et c’est quelque chose de très excitant, ce sentiment de ne pas tout à fait comprendre ce qui se passe, mais de comprendre qu’il y a quelque chose de plus grand. Eh bien, Tunic, c’est pour les grands enfants, vous voyez ? Cette sensation de grandiose et au-delà de notre compréhension. Nous sommes tous adultes aujourd’hui, nous savons lire, au moins dans une certaine mesure, et la manière de parvenir à générer ce sentiment, ou une des manières en tous cas, c’est d’avoir une partie des messages rédigée dans un langage incompréhensible, qui ne vous est pas destiné.
C’est marrant parce que quand j’étais gamin, j’ai eu une expérience inverse de la vôtre. C’est-à-dire que j’avais des jeux de plateau dont il manquait les modes d’emploi, et j’essayais de comprendre comment le jeu fonctionnait, juste en examinant le plateau et les pièces, et j’inventais ensuite des règles qui pouvaient fonctionner avec les éléments disponibles. C’était une expérience plutôt intéressante et c’est quelque chose que j’ai ressenti de manière similaire avec Tunic, cette impression d’être jeté dans un jeu dont on ne connaît pas vraiment les règles et essayer de comprendre comment ça fonctionne.
C’est cool ça ! Parce que même si c’est une expérience opposée, avoir le jeu sans les instructions, c’est le même principe. Il y a quelque chose à comprendre, quelque chose qui est en train de se passer, mais aucune idée de quoi il s’agit.
Une image du jeu vidéo Tunic créé par Andrew Shouldice.

Tunic

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J’hésite à utiliser le terme « monde ouvert », parce que ça implique certaines choses.
Andrew Shouldice
Comment parvenez-vous à trouver l’équilibre entre une progression un tant soit peu linéaire et le type d’expérience en monde ouvert que vous recherchez, en tenant compte des règles, ou plutôt de l’absence de règles pour le joueur ?
Oui, vous avez raison d’en parler. Ça a été plutôt complexe et je suis curieux de voir si ça va fonctionner pour les joueurs. Mais j’hésite à utiliser le terme « monde ouvert », parce que ça implique certaines choses, il y a une définition très spécifique, « monde » a un sens précis. Mais oui, l’idée qu’on peut s’attaquer aux défis dans un ordre différent, c’est quelque chose qui nous tenait à cœur pendant toute la phase de conception. Et donc, je pense que ce qui va se passer, ou en tous cas la manière dont nous avons conçu tout cela, c’est qu’il y a une sorte de « chemin de moindre résistance », dans lequel les gens vont pouvoir tâtonner, y trouver des défis pour lesquels ils ne sont pas prêts, ou peut-être l’un ou l’autre secret…
Mais ils vont probablement traverser le jeu d’une certaine manière, et se faisant, en apprendre plus sur la manière dont fonctionne le monde, comment il est interconnecté. Dès lors, s’ils veulent y rejouer, ils pourront le faire d’une autre manière. Mais surtout, ils vont commencer à comprendre que le chemin qu’ils ont suivi n’est pas linéaire, ils ne suivent pas une ligne jaune à travers le monde, il y a de nombreuses autres lignes invisibles qu’ils pourraient suivre. Vous me disiez que vous y aviez joué pendant une heure ?
Oui.
Eh bien, il y a probablement déjà une ou deux routes alternatives à côté desquelles vous êtes passé.
Oh OK, déjà ? Je le note ! (rires) Pour poursuivre, j’aimerais qu’on aborde un peu le style visuel du jeu. Est-ce que c’est quelque chose sur lequel vous avez travaillé très tôt dans le processus de développement, ou est-ce que c’est venu plus tard ? En d’autres termes, est-ce qu’il y a aussi eu de nombreuses itérations côté graphismes ?
Oh oui, plein d’itérations ! Et oui, ça a commencé tôt. Une des choses que je considère être le tout début du développement de ce jeu, il n’y avait pas encore de personnage, c’était juste un diorama de formes avec une perspective isométrique. Il n’y avait pas vraiment de texture ou quoi que ce soit. Il y avait juste des éclairages, des ombres et des surfaces planes sur lesquelles se reflétaient la lumière. Et ça avait l’air cool ! J’avais envie d’explorer cela, comme on pourrait explorer un monde qui a cette apparence. Donc dès le début, il y avait cette idée d’un monde très (ça fait un peu artiste pédant insipide de le dire comme ça mais) sincère dans sa forme, rigidement défini, que des lignes claires verticales dans une perspective isométrique. C’est comme si on regardait une carte, c’est ce genre d’espace esthétiquement. Puis quand j’ai commencé à construire tout ça, je me suis rendu compte qu’il y avait besoin d’y ajouter un certain niveau de réalisme graphique pour lui donner plus de richesse.
C’est un jeu qui parle d’un monde dévasté. C’est très difficile de faire passer l’idée d’un monde dévasté avec des illustrations très, très propres. Et donc, on y a ajouté un peu de bruit visuel, et ça s’est avéré être un défi pour parvenir à équilibrer ces deux choses. D’un côté, il fallait que ça reste fidèle à cet aspect architectural simpliste et fait de boîtes carrées, de l’autre, que ça reste visuellement intéressant, pour ne pas donner l’impression au joueur qu’il évolue dans un monde incomplet. Et tout cela peut se résumer à ajouter la bonne quantité de choses visuellement intéressantes. C’est quelque chose sur lequel nous avons passé beaucoup de temps, du genre : « ça a une apparence beaucoup trop compliquée, il y a trop de détails visuels, il faut en retirer » ou encore « ça a l’air trop ordinaire, il faut plus de détails visuels ». Et ça a beaucoup changé tout au long du développement, ça a été lentement affiné.
C’est très lisible pour le joueur, pour moi en tous cas. Et ça ressemble un peu à un jeu de plateau, on se déplace d’une case à une autre…
Complètement !
Tunic est disponible pour Windows, macOS, Xbox One et Xbox Series X/S, développé par Andrew Shouldice, et édité par Finji.

Tunic


© Andrew Shouldice/Finji

Si je devais faire un autre jeu, littéralement par moi-même, ce serait quelque chose de très personnel, cathartique.
Andrew Shouldice
Pour conclure, j’allais vous demander si vous étiez excité par la sortie du jeu, mais j’imagine que oui. (rires)
Oui, ça a été un long voyage, et c’est difficile de prendre le temps de véritablement l’internaliser, se dire : « eh bien, c’est complètement terminé maintenant », et en même temps ce n’est pas complètement fini, il y a encore d’autres choses à faire, mais j’espère vraiment que ça va marcher.
C’est quelque chose que vous referiez, tout seul ?
Euh… (pause) Non ! Pas tout de suite ! Si je devais faire un autre jeu, littéralement par moi-même, ce serait quelque chose de très personnel, cathartique, qui soit si petit que c’est juste pour moi. Mais je crois qu’une des choses que j’ai apprises, c’est l’importance de savoir reconnaître les lacunes dans ses compétences, que ce soit côté technique ou côté business.
Merci Andrew ! Et bonne chance avec le jeu !
Merci ! Et amusez-vous bien !
Tunic est disponible pour Windows, macOS, Xbox One et Xbox Series X/S, développé par Andrew Shouldice, et édité par Finji.
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