Analyse des résultats de l'étude conjointe lancée par Red Bull et la Sacem pour mieux comprendre l’économie du rap français, sa consommation et les attentes du public.
© Étude Red Bull x Sacem
Musique

Comment s’écoute le rap ?

Red Bull et la Sacem ont lancé une étude conjointe : 1713 auditeurs ont été sondés pour mieux comprendre l’économie du rap français, sa consommation et les attentes du public. Analyse des résultats.
Écrit par Genono
Temps de lecture estimé : 10 minutesPublié le
Avec trois décennies d’existence au compteur, le rap français peut être considéré comme un mouvement relativement jeune, en particulier si on le compare à d’autres genres musicaux comme le rock’n’roll, le jazz ou même la pop. Pourtant, cette courte période suffit à résumer à elle seule toute l’évolution des modes de consommation de la musique.
À la fin des années 1980 et au début des années 1990, trois supports se côtoient : d’abord, la cassette, particulièrement exploitée dans le milieu du rap, au point d’imposer le format mixtape – même si ça n’a plus trop de sens aujourd’hui, albums, mixtapes et EPs étant tous réunis sous le terme générique de « projet ». Ensuite, le vinyle, qui perd en influence à cette période mais trouve une seconde vie dans la main des DJs et beatmakers. Il a même droit à une troisième vie aujourd’hui, alors que plus personne n’a de tourne-disque – mais c’est classe d’afficher une énorme pochette de 33 tours dans son salon. Enfin, le compact-disc (CD), qui va s’imposer comme le standard absolu pendant des années et ouvrir, malgré lui, la voie au piratage et, par conséquent, à la crise de l’industrie du disque du milieu des années 2000.
En effet, avant d’arriver à l’ère du streaming qui voit Ninho, Jul ou Orelsan empiler les certifications comme Jeff Bezos empile les milliards, le rap français et passé par une période de transition. Pas facile à vivre pour tout le monde, en particulier pour les indépendants, la crise due à l’émergence puis à la démocratisation des technologies de téléchargement de musique et de gravure de disques vierges pousse les rappeurs indépendants à s’adapter. Certains font preuve d’une capacité d’adaptation salutaire en investissant les premières plateformes de partage et en devenant des pionniers français de la diffusion de musique en ligne. Itunes est une solution de repli mais ce sont surtout MySpace (Orelsan), Skyblog (la MZ), YouTube et Dailymotion, qui deviennent des lieux virtuels incontournables pour découvrir des artistes ou écouter des exclusivités. Même si les vieux chanteurs de variété un brin aigris fustigent aujourd’hui l’omniprésence des rappeurs dans les différents tops des plateformes de streaming, ce n’est dans le fond qu’un juste retour des choses : ils étaient parmi les premiers à se lancer sur ce marché, et c’était loin d’être gagné d’avance.
Même si l’augmentation constante de la part du numérique dans le chiffre d’affaires de la musique enregistrée est évidente pour tout le monde depuis des années, l’intérêt de l’étude menée par Red Bull et la Sacem est justement de pouvoir la chiffrer. En 2014, streaming et téléchargements légaux représentaient moins d’un tiers du marché, en 2020, ils représentent plus de deux tiers du chiffre d’affaires total. L’évolution des chiffres de vente d’un rappeur comme Sch reflètent bien cette transformation du marché : quand sa mixtape « A7 » est publiée en novembre 2015, ses ventes en première semaine sont parfaitement réparties : 52 % en physique et 48 % en digital. Dans le cas du digital, il s’agit uniquement de téléchargement légal, le streaming n’étant pas encore pris en compte à ce moment-là, et le téléchargement illégal non plus – sinon Salif aurait vendu plus d’albums dans les cités françaises entre 2006 et 2011 que Johnny dans toute sa carrière.
En 2021, Sch publie « JVLIVS II ». En première semaine, la part de ses ventes physiques a chuté à 26 %, tandis que le streaming, désormais pris en compte, représente plus de 71 % du total – les miettes de pourcentage restantes correspondent aux irréductibles clients du téléchargement légal : qui sont-ils et quelles sont leurs motivations ? L’étude Red Bull x Sacem ne répond malheureusement pas à cette question. En revanche, elle illustre très clairement cette fulgurante marche en avant du numérique, comme l’illustre le graphique ci-dessous, avec des progressions de 10 % d’une année à l’autre et jamais le moindre recul ni la moindre phase de stagnation.
Graphique illustrant l'évolution de la part du numérique dans le chiffre d’affaires de la musique enregistrée. Source : Bilan annuel du Snep, 2019

Évolution de la part du numérique dans le CA de la musique enregistrée

© Étude Red Bull x Sacem, 2021 / Source : Bilan annuel du Snep, 2019

La notion de « numérique » peut paraître abstraite puisqu’elle regroupe un ensemble de services assez large. Pour éclaircir ce point, l’étude Red Bull x Sacem lève toute ambiguïté : le streaming par abonnement représente le cœur du modèle. Concrètement, en 2019, le streaming a généré 93 % des revenus du secteur numérique. De son côté, le marché physique est en perte de vitesse : il représentait encore un tiers du marché en 2019, alors qu’il ne correspond qu’à un cinquième du revenu global l’année suivante. En réalité, le cas de Sch cité quelques lignes plus haut est presque trompeur : le Marseillais reste un gros vendeur de disques physiques en comparaison avec la majorité de la scène française. Beaucoup d’artistes ne prennent même plus la peine de presser leurs albums, la demande étant quasiment inexistante.
Graphique illustrant l'évolution du marché de la musique enregistrée, 1er semestre 2020 vs 1er semestre 2019 (en millions d’euros). Source : Bilan Snep au 30 juin 2020

Évolution du marché de la musique enregistrée

© Crédit : Étude Red Bull x Sacem, 2021 / Source : Bilan Snep au 30 juin 2020

Quand on s’intéresse plus précisément à la répartition des genres musicaux dans la part des revenus du marché de la musique, on constate un partage très générationnel des modes de consommation. Les genres musicaux liés aux générations les plus jeunes, comme le rap, sont largement dominés par le poids du streaming : 8 albums d’électro sur 10 sont streamés ou téléchargés, moins de 2 sont possédés physiquement ; c’est encore plus probant pour la musique dite « urbaine » (qui regroupe le rap mais aussi le r’n’b, le reggae, etc.), avec 9 albums sur 10 au format numérique, contre 1 seul au format disque ou vinyle.
Comme l’a récemment prouvé Orelsan, capable de vendre 100 000 copies physiques de son album « Civilisation », le support CD/vinyle conserve tout de même un certain attrait. S’il demande un engagement supplémentaire (démarche d’achat, coût plus élevé), il conserve plusieurs fonctions : affirmer un soutien plus fort de la part des fans, revêtir une dimension collector, bien sûr, mais aussi, pour les moins scrupuleux, participer à de la pure spéculation dans le cas d’éditions limitées. On ne vous encourage évidemment pas à le faire, mais n’oubliez pas cette citation commune à Paolo Coelho et Steve Austin : « seuls les plus forts survivent ».
Dans le cas du rap, les ventes physiques restent un à-côté : certains (Orelsan, PNL, Nekfeu) misent dessus par le biais de stratégies innovantes pensées pour créer de la demande ; pour d’autres, cette part est anecdotique, voire inexistante, la majorité des projets publiés chaque vendredi n’ayant qu’un support numérique. Au contraire, la variété mise encore énormément sur les ventes physiques, avec un rapport de force totalement inversé : seulement 2 albums sur 10 sont dématérialisés, le support physique étant privilégié le reste du temps. Une répartition assez logiquement dictée par l’âge moyen des auditeurs : mamie n’a pas d’abonnement Spotify pour écouter Julien Clerc, elle préfère son bon poste CD-radio un peu poussiéreux.
Graphique illustrant le Poids des modes de consommation en fonction des principaux répertoires du top 200 albums.

Poids des modes de conso en fonction des principaux répertoires du top 200

© Étude Red Bull x Sacem, 2021 / Source : Bilan Snep au 30 juin 2020

Dans d’autres genres musicaux, la question n’est pas totalement tranchée : le numérique tend à prendre le dessus dans le monde du rock (63 %), tandis que le physique se maintient plutôt bien dans celui de la pop, avec 60 % de ventes physiques contre 40 % de musique dématérialisée. La domination nette du numérique dans les modes de consommation des auditeurs de rap est corroborée par notre sondage : plus de 8 participants sur 10 disent utiliser principalement les plateformes de streaming, priorisant les playlists et bibliothèques personnelles. En comptabilisant également les écoutes via YouTube, la part du numérique est supérieure à 95 %. Cette transformation des modes de consommation a même des effets directs sur la production artistique et la structure des projets : de plus en plus de rappeurs concèdent qu’ils construisent leurs tracklists comme des playlists et non comme des albums homogènes et cohérents. C’est par exemple le cas de Josman qui invitait ses auditeurs à écouter son deuxième album, « Split », dans le désordre et « pas forcément d’un coup », insistant sur le fait que chaque titre symbolisait un mood différent.
Graphique illustrant la répartition des écoutes de rap suivant les différentes plateformes. Source : Sondage réalisé par Red Bull x Sacem sur 1713 personnes, 2021.

Répartition des écoutes de rap suivant les différentes plateformes

© Étude Red Bull x Sacem, 2021 / Source : Sondage réalisé par Red Bull x Sacem sur 1713 personnes, 2021

Chez la plus jeune génération d’auditeurs (14-24 ans), les données sont encore moins nuancées : les plateformes de streaming (87 %) et YouTube (10 %) recueillent la quasi-intégralité des écoutes. Certains médias, ayant des difficultés à accrocher l’attention des plus jeunes, comme la télévision, n’apparaissent même pas dans les réponses données par les sondés. Les rappeurs français l’ont bien compris : faire de la promo sur les chaînes françaises a de moins en moins d’intérêt pour eux car leur public ne s’y trouve pas. Parfois mal reçus par les animateurs (on pense par exemple à Vald chez Thierry Ardisson), en décalage avec l’ambiance des plateaux, ils ont plutôt tendance à aller chercher leur audience sur YouTube ou par le biais des réseaux sociaux comme Instagram.
Alors que le rap français a longtemps subi les affres du téléchargement illégal (et l’absence de revenus qui en découle), l’émergence du streaming a permis la remise en question d’un modèle économique devenu obsolète. Selon notre sondage, plus de 90 % des auditeurs de rap sont titulaires d’un abonnement payant à au moins une plateforme de streaming. Avec une dizaine d’euros mensuels en moyenne pour un abonnement individuel, l’engagement financier des auditeurs est plus régulier et plus stable qu’à une époque où la survie des artistes dépendait de la volonté des auditeurs à se déplacer en rayon pour acheter un disque. Reste à interroger la répartition de ces revenus, les artistes ne récoltant en définitive qu’un maigre pourcentage du butin, ce qui oblige certains à chercher d’autres sources de revenus (showcases, parrainage de chaînes de fast-food et autres faits glorieux).
Graphique illustrant les plateformes de streaming les plus fréquemment utilisées.

Les plateformes de streaming les plus fréquemment utilisées

© Étude Red Bull x Sacem, 2021 / Source : Sondage réalisé par Red Bull x Sacem sur 1713 personnes, 2021

En France, le marché du streaming musical est très largement dominé par Spotify, numéro 1 mondial : la plateforme suédoise concentre à elle seule quasiment deux tiers des sondés. La France est l’un des rares pays à proposer une alternative crédible avec Deezer, qui suit en rassemblant plus de 20 % utilisateurs interrogés. Apple Music complète la troisième marche du podium, tandis que les autres plateformes se contentent des miettes. Chacune de ces plateformes tente de tirer son épingle du jeu en proposant du contenu original (podcasts, interviews, playlists, exclusivités), en faisant valoir ses spécificités ou en nouant des partenariats avec des fournisseurs d’accès mobile ou internet. Du côté des 14-24 ans, les données sont très similaires, avec un taux d’abonnements payants identique, et la même domination de Spotify, suivie par Deezer et Apple.
Enfin, la domination actuelle du streaming dans l’économie du rap français ouvre la porte à des modes de consommation novateurs. C’est par exemple le cas des NFT, une technologie qui cumule les avantages du support physique avec ceux des formats dématérialisés. Concrètement, le NFT permet de créer de la rareté numérique et donc d’ouvrir la voie à un vaste champ de possibilités : éditions limitées, auditeurs propriétaires d’un morceau autant que l’artiste, avantages proposés aux propriétaires des jetons originaux, royalties touchées par l’artiste à chaque revente, etc. S’il est encore trop tôt pour juger de l’impact qu’aura l’arrivée des NFT dans le monde du rap français, certains, comme Booba ou Freeze Corleone, se sont déjà lancés dans l’aventure.