Gaming
Je n'oublierai jamais ma toute première partie de DotA. C'était en 2005, dans un cybercafé de Paris. Monsieur Lâm nous avait invités, moi et tout le reste de la rédaction de Joystick, à tester ce nouveau « mod » alors en plein pic de popularité. On ne va pas se mentir : la soirée fut une belle leçon d'humilité. Entre la multitude de héros disponibles, leurs pouvoirs respectifs, la complexité des synergies avec les autres joueurs, l'interminable liste d'objets et recettes à acheter, ainsi que les mécaniques particulières du titre, la courbe d'apprentissage s'était avérée plutôt rude.
Et dire que j'étais tellement fier d'avoir pu récolter suffisamment d'or pour offrir à ma Lina une jolie Battle Fury... Avant qu'on ne m'explique que c'était aussi utile qu'une bouteille de shampoing pour un chauve. Ce qui ne nous avait pas empêchés de devenir immédiatement accros, et de continuer d'y jouer religieusement pendant nos périodes creuses, après chaque bouclage du magazine.
Avant d'aller plus loin, petit rappel d'usage pour ceux qui découvriraient le terme : un « mod » est une extension souvent non officielle, qui permet de modifier le gameplay d'un jeu, succinctement, ou de manière plus large. En dehors de quelques illustres exemples bien connus des joueurs aguerris, comme le célèbre Counter-Strike, rares sont les « mods » qui peuvent se targuer d'avoir connu une carrière aussi longue et brillante que celle de DotA. Et encore moins d'avoir purement et simplement enfanté une nouvelle catégorie de jeux vidéo. En effet, son histoire est indissociable de celle du MOBA en général (le « Multiplayer Online Battle Arena »), genre né au début des années 2000, et qui connaît depuis 2010 une notoriété sans cesse croissante, dépassant largement le cadre restreint de sa communauté originale.
Tout commence dans les étoiles
Même si l'on peut sans conteste attribuer la paternité du concept à des titres comme Herzog Zwei sorti sur Megadrive en 1989, ou encore au mode « Precinct Assault » proposé par le jeu Future Cop: LAPD en 1998, la merveilleuse histoire du MOBA débute en réalité avec StarCraft. RTS (jeu de stratégie en temps réel) spatial édité par Blizzard en 1998, il rencontre immédiatement un certain succès sur la toute jeune scène esport de l'époque. Mais sa complexité intrinsèque ne lui permet malheureusement pas encore de trouver grâce aux yeux d'un public non averti.
Grâce à l'intégration d'un outil d'édition de cartes personnalisées baptisé StarEdit, le jeu se voit rapidement doté d'une masse impressionnante de contenus originaux, y compris de nouveaux modes de jeu imaginés par les fans. Et parmi ces créations inédites, une carte en particulier fait alors beaucoup parler d'elle : Aeon Of Strife, imaginée par un certain Gunner_4_ever.
On y retrouve les bases de ce qui définira quelques années plus tard le genre MOBA : contrôle d'un héros opposé à une IA, environnement découpé en trois voies principales (les fameuses « lanes »), possibilité d'acquérir de l'argent pour acheter des améliorations d'armes et d'armure, et un objectif unique qui consiste à annihiler le cœur de la base ennemie, ici le temple Xel'Naga. À sa sortie, la carte ne rencontrera qu'un succès relativement mitigé, mais son importance dans l'histoire du MOBA est indéniable. C'est elle qui va inspirer d'autres créateurs à reproduire le concept quelques années plus tard, quand sortira en 2002 un autre titre populaire de Blizzard, le troisième volet de la série Warcraft : Reign Of Chaos.
Il propose lui aussi un utilitaire intégré permettant la création de cartes personnalisées, baptisé World Editor. Plus puissant que celui de StarCraft, il permettait non seulement de créer ses propres surfaces de jeu, mais également de modifier les mécaniques du titre. Des possibilités quasi illimitées qui vont inspirer un « moddeur » du nom de Kyle Sommer (alias Eul), qui va alors se pencher sur une conversion d'Aeon Of Strife, mais en tirant parti des fonctionnalités offertes par le nouvel éditeur.
Il baptise sa création DotA (avec un A majuscule), acronyme de Defense of the Ancients, et la publie en ligne dans les forums de Blizzard. Comparé à Aeon of Strife, dont s'inspire largement le « mod », le cœur du gameplay demeure le même : il s'agit toujours de stratégie en temps réel où deux équipes s'opposent, et où l'objectif ultime est la destruction de la base ennemie (appelée ici « Ancient », d'où son nom). Chaque joueur contrôle un héros, encadré d'une armée de « creeps » (chair à canon) gérée par l'IA du jeu et évoluant sur trois axes. Outre la possibilité d'y jouer à dix (deux équipes de cinq), Eul ajoute également de nouveaux concepts à ceux que proposaient AoS, comme par exemple la possibilité de faire monter son héros en niveau, ainsi que l'ajout de compétences actives et passives, qu'on peut également améliorer au fil de la partie.
Dota Allstars : le début du succès
Eul va passer un an à affiner ce nouveau mode de jeu, jusqu'en 2003, date de sortie de l'expansion Frozen Throne pour Warcraft 3, et d'une version plus avancée du World Editor. Il va se servir de ce dernier pour commencer à plancher sur une nouvelle mouture de sa map, baptisée Dota 2: Thirst For Gamma, mais va commettre l'erreur de la sortir précipitamment, alors qu'elle n'est pas encore complètement finalisée. Résultat : les joueurs vont bouder cette nouvelle itération et revenir à la version précédente, ce qui va amener le malheureux Eul à baisser les bras et lâcher l'affaire, non sans avoir offert le fruit de son dur labeur à la communauté, sous licence open source.
D'autres aficionados du jeu vont alors prendre le relais et commencer à développer leurs propres versions du « mod ». À cette époque, de nombreux spin-off affublés de nouveaux héros, nouveaux objets et nouvelles fonctionnalités vont voir le jour. Dans cette masse de déclinaisons plus ou moins heureuses, l'une de ces maps sort clairement du lot : DotA Allstars, développée par Meian et Ragn0r. Un sobriquet justifié par l'amalgamation du meilleur de toutes les versions du « mod » disponibles à cette période. Une première version voit le jour en février 2004 et va devenir instantanément le nouveau standard du genre. Pour la communauté, aucun doute : il s'agit bien là de la meilleure version de DotA, et son adoption sera immédiate.
Le projet est repris en main un mois plus tard, en mars 2004, par un autre « moddeur », Steve Feak (alias Guinsoo). Il supervisera les versions 3.xx à 5.xx du mod, et en sera l'un des contributeurs les plus importants. Il améliorera le concept existant en combinant intelligemment des éléments qui fonctionnent bien dans d'autres « mods » du même acabit, tout en intégrant par dessus du contenu complètement original. C'est notamment lui qui va ajouter le fameux Roshan, un monstre imposant qui campe dans la forêt, contrôlé par l'IA, et offrant à ceux qui parviennent à le terrasser une immortalité temporaire. Il va également développer l'aspect jungle du « mod », en y ajoutant des « creeps » neutres. Enfin, c'est à lui que l'on doit l'introduction du concept de « recettes », qui permettra de combiner certains objets entre eux pour en obtenir de plus puissants. Des changements importants qui vont encore complexifier l'aspect stratégique du titre et le rendre plus jouissif.
Guinsoo va être rapidement rejoint par un autre membre de la communauté, un certain Pendragon, dont l'importance va également être capitale. Principalement parce que c'est lui qui va mettre en place le premier forum officiel du « mod », forum qui deviendra rapidement la colonne vertébrale de la communauté DotA. Un outil qui va permettre aux joueurs d'organiser plus facilement leurs parties, mais qui donnera surtout aux concepteurs l'occasion de récolter des retours sur l'équilibrage du jeu et d'intégrer ces retours dans les développements futurs.
Et si on faisait des tournois ?
Grâce à ce précieux outil communautaire qu'est le forum dédié, la popularité du « mod » va croître rapidement. Et en novembre 2004 sort la version 5.84, considérée comme la première version compétitive, permettant d'organiser aisément des matches en ligne. Une version qui va grandement contribuer au développement de la scène esport autour de DotA, et permettre la multiplication des tournois officiels.
Début 2005, peu après la sortie de la version 5.84b de la map, Guinsoo annonce son départ du projet. Après avoir principalement passé ses dernières heures sur le titre à l'optimiser, il décide de jeter l'éponge et confie le bébé à son bras droit d'alors, un certain Neichus. Malgré le fait qu'il ne soit pas très connu (la faute sans doute au fait qu'il avait curieusement choisi de ne pas accoler son nom sur la map), ce dernier est sans conteste pour beaucoup dans l'évolution positive que va connaître le « mod ». Pour l'aider dans son entreprise, et commencer à bosser sur les versions 6.xx, Neichus va recruter un certain IceFrog, considéré par beaucoup comme le père du MOBA, et sans aucun doute son architecte le plus prolifique. C'est aussi une personnalité éminemment énigmatique du milieu. À ce jour, on ignore toujours l'identité réelle de la Grenouille de Glace, même si de nombreuses rumeurs plus ou moins vérifiées laissent à penser que son vrai patronyme pourrait être Abdul Ismail.
Cette arrivée de sang frais sur le projet va coïncider avec de gros changements côté héros, et notamment la création d'une quantité impressionnante de personnages originaux (comme Axe, Pudge, Sand King, ou encore Morphling pour n'en citer que quelques-uns). C'est également à cette époque qu’apparaît pour la première fois le fameux courrier, un objet spécial représenté par un petit animal, qui permettra aux joueurs de se ravitailler en précieux objets sans avoir à rebrousser chemin jusqu'aux différentes échoppes.
« When the schism hits the fan... »
Comme ces versions 6.xx intègrent de gros changements dans le fonctionnement du « mod », elles vont provoquer un schisme important dans la communauté. La plupart des joueurs s'avèrent en effet quelque peu réticents à l'idée de modifications aussi essentielles dans le cœur du gameplay, et préféreront continuer de s'étriper joyeusement sur les versions 5.xx. Résultat : cette nouvelle itération de Dota Allstars ne rencontrera pas un succès aussi important que les précédentes. Un manque de reconnaissance qui va amener Neichus à se désintéresser progressivement du projet, pour finalement en laisser le contrôle total à IceFrog.
Inspiré par l'impressionnante cohérence de StarCraft, ce dernier va alors entamer un colossal boulot d'équilibrage sur le « mod », principalement sur les héros et les objets qui leur sont associés. Son objectif est de créer une expérience compétitive parfaitement équilibrée, en s'assurant qu'il n'existe pas combinaisons de héros et d'objets qui permettent de plier une partie en quelques clics. En novembre 2005, IceFrog publiera une deuxième version compétitive de la map, la 6.27, qui rencontrera immédiatement un gros succès auprès des fans, et permettra de convaincre définitivement les derniers réticents, toujours coincés sur la 5.84b.
Mais ces efforts n'empêchent pas le « mod » de continuer à éprouver de grandes difficultés à rencontrer le succès en dehors du cercle fermé des habitués. Cause principale de cette inertie : le besoin d'outils externes pour gérer le « matchmaking », la communication entre les joueurs, bref tout l'aspect compétitif du titre. En outre, le moteur de Warcraft 3 commençant petit à petit à accuser son âge, il limite de facto la lisibilité du « mod », et met un gros coup de frein à ses futures évolutions potentielles. Une période de stagnation qui va donner des idées à certains...
En 2005, S2 Games entame le développement de sa propre version du « mod », sous forme d'un jeu indépendant, baptisé Heroes of Newerth. Le titre entre en bêta en avril 2009 et connaît un succès rapide, générant la création de pas moins de trois millions de comptes uniques. Une astucieuse campagne de marketing, notamment sur la page Facebook de l'éditeur, va permettre d'attirer rapidement de nouveaux joueurs, et participer à la popularisation du genre. Malgré un catalogue de héros complètement nouveaux (bien qu'inspirés partiellement de ceux de DotA Allstars), et des mécaniques quelque peu différentes de son modèle, Heroes of Newerth va sans conteste être le titre qui va le plus aider à populariser le MOBA auprès du grand public, ouvrir la brèche et susciter des vocations commerciales chez d'autres éditeurs.
Tout le monde veut son MOBA
Parmi ces tentatives de surfer sur la vague, on peut notamment citer Minions (publié en 2008 par Casual Collective), un MOBA en flash jouable dans le navigateur, ou encore Demigod (de Gas Powered Games, les auteurs de Total Annihilation) qui sera la première tentative réellement commerciale de surfer sur la vague MOBA. Mais aucun de ces titres ne parviendra à capturer l'essence du DotA Allstars original avec autant de succès qu'Heroes of Newerth, qui restera le titre du genre le plus joué à cette époque, et continuera d'engranger avec une régularité métronomique de nouvelles recrues parmi les gamers.
Un an plus tard, en 2009, Guinsoo et Pendragon (qui sont entre-temps partis fonder l'éditeur Riot Games en 2006) lancent leur propre adaptation du titre, un certain League of Legends (LoL pour les intimes). Le succès sera instantané et propulsera le MOBA au firmament de la popularité, notamment grâce à des mécaniques de jeu quelque peu simplifiées, mais ne trahissant pas pour autant l'esprit du DotA original.
Au même moment, chez Valve, beaucoup de développeurs jouent régulièrement au « mod »DotA sur leur temps libre, notamment une bonne partie de l'équipe de Team Fortress 2, un FPS en ligne collaboratif fortement populaire. Ce qui donne une idée à Gabe Newell, le boss de la société : en 2009, il contacte le père du genre, l'incontournable IceFrog, et lui propose de rejoindre l'équipe pour plancher sur une suite officielle à DotA All-Stars. Valve en profite au passage pour transformer l'acronyme en nom, et le jeu devient désormais Dota 2, pour insister sur la filiation officielle et sur le fait qu'il s'agisse bien d'une suite au mod original, respectueuse de l'identité de son modèle.
En octobre 2010, Dota 2 est officiellement annoncé, et s'engage alors une longue bagarre juridique avec Blizzard, autour de la marque. Ce dernier insiste sur le fait que le nom appartient officiellement à sa communauté, et que Valve n'a donc pas le droit de l'utiliser. Le conflit sera finalement résolu en mai 2012, Valve obtenant gain de cause et la jouissance de l'exploitation commerciale de la marque.
En parallèle, dès 2011, Valve cherche à promouvoir Dota 2 en lançant ce qui va devenir l'un des plus gros tournois d'esport de l'Histoire du jeu vidéo : The International. Et pour y parvenir, l'éditeur met les petits plats dans les grands : pensé comme un jeu dédié au « stream » dès sa création, l'interface du titre bénéficie de tous les accessoires nécessaires à une diffusion de qualité, accessible, et (relativement) compréhensible par le commun des mortels. Ce qui va grandement contribuer à sa popularité.
Quand Dota 2 sort pour de bon de sa longue phase de bêta en 2013, il génère à lui seul trois pourcents du trafic global sur Internet. Dans un premier temps, il n'est accessible que sur invitation, mais sera finalement offert gratuitement au reste des joueurs à partir de décembre 2013, Valve faisant le choix stratégique de se financer sur la vente de costumes et objets personnalisés via le workshop de Steam. Une décision qui avait déjà fait ses preuves avec le modèle Team Fortress 2, et qui va s'avérer une fois de plus payante, en imprimant littéralement des billets qui filent directement dans la poche de l’éditeur.
Quand la communauté écrit l’Histoire du jeu vidéo
Affichant une insolente moyenne d'un million de joueurs simultanés tous les mois depuis sa sortie, Dota 2 est sans conteste la version de la maturité pour le titre. On est certes loin des 80 millions de joueurs qui s'écharpent mensuellement dans League of Legends, mais pour ce qui n'était au départ qu'un petit mod communautaire confidentiel, l'exploit n'en demeure pas moins considérable.
Et histoire de boucler la boucle en beauté, Dota 2 bénéficie aujourd'hui lui aussi de "mods" dédiés, dont certains ont à leur tour connu l'honneur d'une sortie en titre indépendant. Comme le populaire Dota Underlords sorti cette année, et dérivé du « mod »Auto Chess, sorte d'adaptation très libre du célèbre jeu d'échecs.
Il serait vain et futile aujourd’hui de nier l’importance qu’a pu avoir DotA sur l’histoire du MOBA en particulier, et sur celle de l’esport et du jeu vidéo en général. Souvent copié, rarement égalé, le célèbre « mod » a contribué à lui seul à l’avènement d’un nouveau genre vidéoludique à part entière. Un parcours qui repose quasi exclusivement sur l’effervescence créative d’une communauté et le savoir-faire de ses membres les plus proéminents, avant d’être récupérée et exploitée par les éditeurs traditionnels, souvent appuyés par ceux qui avaient jadis participé activement au développement du « mod » original.
En juin 2008, on pouvait lire dans les colonnes du site Gamasutra : « DotA est incontestablement le « mod » de jeu gratuit le plus populaire et dont on parle le plus dans le monde ». Et aujourd’hui, à l’aube de la neuvième édition de The International (qui se tiendra à la Mercedes-Benz Arena de Shanghai du 20 au 25 août prochain), dont le montant global des prix atteint la somme spectaculaire de 31 millions de dollars, force est de constater que cette assertion n’a pas pris une ride.
Et pour continuer à tourner les pages de l’histoire de Dota 2, ne ratez pas “Against The Odds”, le documentaire dédié au parcours d’OG jusqu’à leur incroyable victoire lors de The International 2018 !