Avec quatre titres mondiaux, une épreuve inscrite au calendrier, des pilotes et dirigeants renommés et une écurie qui a dominé sans partage le classement constructeur entre 2010 et 2014, l'Autriche s’assoit à la table des grandes nations de la Formule 1. Et si les fans mesurent l'impact qu'ont eu Niki Lauda, Toto Wolff ou Gerhard Berger sur la discipline, peu se souviennent des exploits de celui que toutes ces légendes considèrent comme un pionnier. Son nom ? Jochen Rindt. Un autrichien d'adoption, recueilli par ses grands-parents à Graz suite à la mort de ses parents lors d'un bombardement Alliés à Mayence en 1943.
« Il a ouvert la voie dans un pays où le sport automobile se limitait à la course de côte, rappelle Helmut Marko - responsable du Red Bull Junior Team - au journal l'Equipe. Il a permis à l'Autriche de devenir ce pays qui compte en F1. Sans lui, rien n'aurait été possible. »
Rindt et la Lotus rouge
Vainqueur des 24h du Mans en 1965 et prince de la Formule 2, où son pilotage agressif et sa fougue surprennent tous les favoris, Jochen Rindt ne rencontre, au départ, pas le même succès dans la catégorie reine. La faute à des monoplaces Cooper peu compétitives qui ne peuvent viser que les places d'honneur. Puis il est enrôlé par Lotus, l'une des grandes écuries de la fin des sixties, afin de prendre la relève de Jim Clark. Pour l'Autrichien, c'est l'occasion de piloter les fameuses monoplaces de Colin Chapman réputées révolutionnaires, très rapides mais aussi peu fiables en piste. Avec les risques que cela implique. « Je lui ai dit qu'il avait de bonnes chances de remporter le championnat avec Lotus mais que Colin prenait les choses un peu trop à la légère, qu'il avait plus de chances de se blesser dans cette voiture que dans la Brabham, confie Bernie Ecclestone, son agent de l'époque. Mais il voulait remporter le championnat ». A vaincre sans péril on triomphe sans gloire, paraît-il.
Mais le 5 septembre 1970, la séance d'essais libres du Grand Prix d'Italie lui est fatale. En tête du classement des pilotes avec 20 points d'avance sur son premier poursuivant - à une époque où une victoire rapporte 9 points - l'Autrichien a conscience qu'un premier sacre lui tend les bras. En marge du Grand Prix, il aborde publiquement son souhait de se retirer prochainement des circuits, marqué psychologiquement par une saison qui a déjà fait deux victimes chez les pilotes : Bruce McLaren et Piers Courage. « Je veux arrêter avant que ça ne m'arrive » affirme-t-il aux journalistes. Il n'aura pas cette chance. Jochen Rindt décède dans la Parabolica de Monza après que sa Lotus ait heurté la glissière de sécurité, perdu une roue et rebondi plusieurs fois. « Les médecins ont déclaré qu'il souffrait d'une fracture de la trachée, d'un écrasement du thorax et d'une fracture de la jambe gauche » relate le New York Times ce jour-là. Fait unique dans l'histoire de la Formule 1 : il sera déclaré, après la victoire d'Emerson Fittipaldi au Grand Prix des Etats-Unis, champion du monde à titre posthume.
Helmut Marko se souvient parfaitement de ce jour funeste. « J'étais chez un ami, à Graz, rembobine-t-il dans l'émission Beyond the Grid. A l'époque, les courses n'étaient pas retransmises à la télévision et je l'ai appris à la radio (…) Ce soir-là, nous avons fini complètement ivres. C'était une expérience très douloureuse. » Car entre les deux hommes, l'histoire a commencé bien avant qu'ils ne soient en âge de conduire.
Helmut Marko est aujourd'hui responsable du Red Bull Junior Team
© Getty Images/Red Bull Content Pool
École de la dernière chance, conduite sans permis et exil
Envoyés dans le même pensionnat à l'adolescence, réputé pour être « l'école de la dernière chance » - et qui compte aussi Niki Lauda parmi ses anciens élèves – les deux garçons se découvrent une passion commune pour la course. D'abord sur deux-roues, puis au volant d'une vieille Beetle qu'ils apprennent à conduire sans permis. Recalés aux examens d'entrée à l'université en 1961, les deux adolescents fuient leurs responsabilités en prenant la route, direction le circuit de Nürburgring. Pour le futur champion du monde, ce Grand Prix d'Allemagne est une révélation. « Nous avons dormi dans un champ, se remémore Helmut Marko dans les colonnes du Red Bulletin. Le bruit infernal des voitures qui passaient en trombe nous a réveillés. Et tout d'un coup, Jochen a dit : "Moi aussi, je veux faire ça"
Il tiendra ses engagements. Pendant qu'Helmut Marko s'oriente vers des études de droit sous la pression familiale, Jochen Rindt s'exile en Angleterre pour affronter les meilleurs. « Nous avons toujours été intéressés par la course, mais je n'avais pas la même confiance en moi, concède-t-il. Mais Jochen est allé en Angleterre et a réussi, alors je me suis dit : "S'il peut le faire, je peux le faire aussi !". Mais moi et tous les pilotes autrichiens qui l'ont suivi devons être très reconnaissants, car sans lui, aucun d'entre nous n'aurait pu percer dans ce sport aussi facilement. »
Qui est l'exemple ?
Résultat : Helmut Marko imite son ex-camarade après avoir décroché son doctorat en droit. Et comme un mauvais signe du destin, c'est lors des funérailles de Jochen Rindt qu'on lui propose son premier contrat dans une écurie. « J'avais l'impression d'être dans un mauvais film, se souvient-t-il. Mais il n'était pas autrichien. Il n'avait pas un lien émotionnel aussi fort avec Jochen. Et les décès étaient fréquents à l'époque. »
L'ombre de Rindt plane sur toute la carrière d'Helmut Marko, que ce soit sur les circuits ou en dehors. Comme son alter ego, le natif de Graz remporte les 24h du Mans en 1971 au volant d'une Porsche 917. Il vit une carrière éclair en F1 suite à un accident au Grand Prix de France qui lui coûte son œil gauche. Et quand il se réoriente vers des tâches managériales, il prend d'abord des pilotes autrichiens sous son aile, comme Helmuth Koinigg, Marcus Höttinger ou Gerhard Berger, avant de finalement poser ses valises chez Red Bull Racing quelques années plus tard. Aurait-il eu le même destin s'il n'avait pas croisé la route de Jochen Rindt sur les bancs de l'école ? Lui ne le croit pas : « oui [sans Jochen Rindt] j'aurais poursuivi une carrière d'avocat. Très probablement en tant qu'avocat commercial. Mais je suis heureux de la façon dont ma vie s'est déroulée. Et heureux d'avoir survécu, même si je suis un peu endommagé. »