Oxmo Puccino raconte l'enregistrement du freestyle “Les Bidons veulent le Guidon” de Time Bomb.
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Musique

« Les Bidons veulent le Guidon » raconté par Oxmo Puccino

Le récit de l'enregistrement du freestyle le plus mythique de toute l'histoire du rap français.
Écrit par Oxmo Puccino
Temps de lecture estimé : 6 minutesPublié le
1996 : Oxmo Puccino, Booba, Ali, Hi-Fi, Ill, Cassidy et Pit Baccardi avaient les coudes serrés les uns aux autres. Rassemblée sous la bannière Time Bomb et orchestrée par les bons offices de DJ Sek et DJ Mars, cette fière équipe allait marquer les grandes heures d’un genre qui, en plus de vouloir passer sur M6, voulait le pays tout entier pour lui. Rimes, rythmes, micros et impros, la bande débridera comme jamais leur discipline. "Time Bomb a apporté une manière de traiter les sujets, avec un swing, des onomatopées, des jeux de mots, des consonances. C’est ce qui a fait la différence", a dit un jour Pit Baccardi.
Vingt ans plus tard, la différence tient toujours. La rue ne porte plus de Karl Kani, M6 en a fini avec les clips, Time Bomb n’existe plus, ses membres sont partout et nulle part, mais le leg de ces derniers au rap français et à la musique du pays en général, demeure intensément vivant. Leurs vieux morceaux restent de sacrés hymnes, polars des rues d’en bas, fables des avenues d’ailleurs.
Avec "Les Bidons veulent le Guidon", véritable vitrine du collectif où chacun ou presque se retrouve, les rappeurs de Time Bomb canardaient les médiocres pour mieux imposer leurs goûts et leurs envies. Ill pour démarrer, Oxmo pour enchaîner avant Hi-Fi, Ali, Cassidy, Pit Baccardi et Booba. On se souvient que c’était un freestyle, mais ça n’en a jamais été un. Qui de mieux alors pour en parler que l'un des auteurs de ces entrelignes nerveuses et explosives qui ont fait de ce morceau un classique ? Oxmo Puccino se remémore aujourd'hui cette fameuse après-midi de 1996 qui allait bientôt entrer dans la légende du rap français.
X-Men, Oxmo Puccino, Pit Baccardi, Lunatic (Time Bomb) - Les Bidons veulent le Guidon
C’était une époque où je fréquentais de plus en plus les membres de l’équipe Time Bomb. J’étais souvent avec Ali, Booba et Pit Baccardi. Parallèlement, je collaborais de temps en temps avec un type qui s’appelait Vinh, un producteur qui était installé dans le 18ème arrondissement, à Paris. À cette époque, Vinh bossait surtout avec des rappeurs de son quartier, à la Goutte d’Or, Mokless, Koma et ceux qui venaient de former la Scred Connexion, notamment. Vinh était pianiste. C’était un compositeur très inspirant.
Un jour, il a sorti ce truc génial. Une boucle de piano avec des cuivres. Tout de suite, je me suis mis à écrire dessus. Et puis je me suis dit qu’il fallait que je propose aux autres de m’accompagner là-dessus pour une sorte de freestyle. Je leur ai fait écouter et ils sont tombés sous le charme. Même si on n’avait pas de téléphone portable, on s’est débrouillés pour tous se retrouver chez Vinh, près de la Gare du Nord. C’était une chambre de quinze mètres carrés et nous étions tous là : Ill et Cassidy des X-Men, Pit, Booba, Ali et Hi-Fi. Nous étions autour du lit, à poser tour à tour, avec le huit pistes à cassette de Vinh. On ne réalisait pas trop ce que l’on faisait. Il s’agissait juste de se faire plaisir sur le moment. Chacun dans notre coin, nous avions préparé quelques lignes de texte, il n’y avait pas d’allusion à l’un ou l’autre des rappeurs, ni de dédicaces. De fait, "Les Bidons veulent le Guidon" est bien plus un morceau collectif qu’un freestyle.
Ce morceau n’était destiné à rien. La preuve, nous n’avions même pas de titre et il a fallu sortir une phrase du couplet de Ill pour en trouver un.
Oxmo Puccino
À cette époque, je ne me considérais pas au même niveau que les autres, j’étais plus âgé, mais j’avais commencé à rapper plus tard et je n’avais encore rien sorti. J’avais beaucoup à prouver. J’avais la pression. Pour ma partie, je me suis inspiré tout bêtement de la vie que je menais alors. Lorsque je balance "Comme un flingueur, j’tire pas qu’au gomme cogne", c’était ça. À l’époque, les agents municipaux disposaient de gomme cogne. Moi et les autres, nous étions à armes réelles. Je ne fanfaronnais pas, je racontais ma vie. Enfin, j’avais aussi l’envie terrible de m’élever à la hauteur de ce que je pouvais écrire. Il y avait aussi une part de "vécu chanté" dans tout ça. Lorsque j’écris : "J’ai quitté l’impasse, on m’demande plus qui t’es quand j’passe", c’est une projection. Dans ce texte, je parle aussi de Breitling, mais en ce temps-là je n’avais même pas une Swatch au poignet. Je fantasmais beaucoup et l’écriture me permettait de le dire ouvertement.
Ce jour-là, tout le monde m’a semblé impressionnant. Je ne connaissais pas vraiment la manière dont chacun posait son couplet, et j’ai été bluffé. Il a seulement fallu deux ou trois prises à chaque rappeur. Quelques couplets ont été virés à la fin du morceau, mais ces derniers étaient franchement tout aussi criminels que ceux que l’on a décidé de garder. Ill, Booba et les autres… Ça faisait beaucoup, quand même. Il s’est passé quelque chose pendant cet enregistrement.
Ce morceau n’était destiné à rien. La preuve, nous n’avions même pas de titre et il a fallu sortir une phrase du couplet de Ill pour en trouver un : "Les Bidons veulent le Guidon". Nous avons enregistré pour le plaisir, et le morceau est sorti dans la nature, sans crier gare. Comme ça, sans album, sans compilation. On ne savait pas quand on le réécouterait. Ce ne serait sûrement pas le lendemain. Je crois que l’on ne l’a pas réécouté plus de deux fois, d’ailleurs.
Entre cette époque et ce que je fais aujourd’hui, je ne vois pas de véritables similarités. Je n’essaye plus de faire de jeux de mots. J’ai l’impression qu’ils ont tous été faits, à la manière des combinaisons mathématiques. S’il fallait creuser encore pour faire des jeux de mots, on développerait une forme de technique qui serait inaccessible pour l’auditeur et ça, ça ne m’intéresse pas. Je ne joue plus avec les mots, je suis à la recherche de sens. J’ai pris conscience de ce qu’était l’écriture. Depuis toutes ces années, mon vocabulaire s’est aiguisé, je me suis documenté sur tout un tas de choses. Mes textes sont plus précis, concis, profonds, plus clairs aussi puisque moins techniques. J’ai 40 ans et pour "Les Bidons veulent le Guidon", j’en avais 20.
Ce morceau résonne encore parce qu’il bénéficie certainement d’une nostalgie pour l’époque. Et puis, il est porté par une excellence qui a nécessité du temps pour être comprise. Il y avait une fraîcheur, une spontanéité, une sincérité. On sent que l’on rentre dans le micro pour le simple plaisir de rentrer dans le micro. On ne pensait pas aux fans, aux photo, aux réseaux sociaux. Il n’y avait que le micro et la musique qui comptaient. "Les Bidons veulent le Guidon", ce n’est plus de la musique. C’est une énergie que l’on a su traduire, retranscrire. C’est du kung-fu.