Gaming
Pragmatisme, vision à long terme et prise de risques : sur le papier, Fredrik Wester a toutes les qualités du fin stratège. Mais il n'apprécie que moyennement qu'on remette en cause son plan de jeu. Visage et PDG de Paradox Interactive pendant deux décennies, le Suédois n'assume plus de rôle opérationnel dans la boîte depuis 2018 mais il lui arrive, quand ça le démange, de défendre la pertinence des orientations fixées pendant son mandat. Comme en juillet 2019, quand il a défendu avec véhémence - et quelques punchlines bien senties - la politique agressive de l'éditeur en matière de DLC. L'une des nombreuses idées qui ont sauvé Paradox d'une morte certaine. « Que la stratégie soit belle est un fait, mais n'oubliez pas de regarder le résultat » disait Churchill. Et le résultat, en l’occurrence, donne raison à Fredrik Wester. Explications, à l'occasion de la sortie de Crusader Kings 3.
Fredrik beg d'aider
Hasard, concours de circonstances ou opportunisme, rien ne prédestinait Fredrik Wester à devenir le patron de Paradox. En 2003, il est engagé en tant que consultant pour une tâche délicate : réorganiser le département jeux vidéo afin de le transformer en studio AAA. Mission impossible, juge-t-il, en faisant l'état des lieux : le dernier projet d'envergure (un FPS massivement multijoueur qui n'a jamais vu le jour) a mené au licenciement d'une trentaine de salariés. Au conseil d'administration, Wester propose une alternative qu'il juge plus viable : capitaliser sur ce que Paradox fait de mieux (à savoir les jeux de grande stratégie) et passer du statut de développeur à celui d'éditeur. L'idée ? Assurer ses arrières financièrement en éditant les jeux des autres, et utiliser l'argent généré pour fidéliser son cœur de cible.
Nous avons pensé que ces jeux avaient un avenir et que nous pouvions les vendre à un public qui y était attaché.
Problème : cette solution ne plaît pas aux dirigeants, qui estiment que leur seconde activité (la gestion et l'exploitation de licences telles que Conan le Barbare) rapportera plus de cash sur le long terme. L'opportunité est trop belle pour Wester qui, avec l'appui de l'ancien PDG du département Theodore Bergquist, rachète l'activité et conserve sept employés (dont Johan Andersson, papa d'Europa Universalis). « Si nous n'avions pas été là pour prendre la relève, la société aurait fermé, se souvient-il dans les colonnes d'Eurogamer. « On se serait souvenu d'elle comme l'un de ces grands et vieux studios de développement. Nous avons pensé que ces jeux avaient un avenir et que nous pouvions les vendre à un public qui y était attaché. » Dès 2003, le trio applique des principes qui définissent encore le modèle Paradox Interactive aujourd'hui. Passons-les joyeusement en revue
L'hardcore et l'esprit
Quels sont ces titres en apparence obscurs qui plaisent à Wester au point d'y investir ses économies ? Des jeux misant sur rejouabilité, rigueur historique et profondeur de jeu. Le premier hit s'appelle Europa Universalis - que son créateur Johan Anderssen qualifie poétiquement de « Risk sous crack ». Sorti en 2000 et inspiré d'un jeu de plateau français (cocorico), il pose les bases de ce qu'est un produit estampillé Paradox. Le concept ? Prendre le contrôle d'une puissance européenne après la découverte de l'Amérique et influencer le cours de son histoire jusqu'à la Révolution française. Dès le premier volet, Europa Universalis propose une profondeur incroyable qui le démarque, en laissant au joueur le soin de gérer politique, religion, commerce, exploration ou recherche technologique.
Les jeux suivants (qui deviendront des séries avec le temps) reprennent grossièrement les mêmes principes – avec de nombreuses variations à chaque fois – et s'attardent sur d'autres époques historiques : la Seconde Guerre Mondiale pour Hearts of Iron (2002), l'époque victorienne et la révolution industrielle pour Victoria (2003) et le Moyen-Âge pour Crusader Kings (2004). « Nos jeux mettent votre esprit à l'épreuve plutôt que vos réflexes » estime l'ex-PDG de Paradox. « La chose la plus importante, pour nous, c'est la rejouabilité. Il y a toujours une raison de relancer nos jeux ».
Mais avant de relancer, encore faut-il les comprendre sans s'égarer dans les innombrables menus. Soyons honnêtes : ces simulations historiques, qu'un journaliste du Monde comparait judicieusement à un « luxueux tableur Excel » et qui nécessitent de prendre un milliard de décisions, ne conviennent pas à tout le monde. « Nous ciblons des hommes de 25-50 ans un peu geek, précise l'ancien PDG à Kotaku, avant de se corriger : « des personnes connaissant bien Internet, plutôt ». Ce qui définit surtout le public de Paradox, c'est son exigence. Hearts of Iron IV, par exemple, a reçu des avis mitigés sur la plate-forme Metacritic alors qu'il a été accueilli positivement par la presse. « Pour des vétérans de la série, il est trop simplifié et pour le nouveau venu, il est trop exigeant et déstructuré » juge un utilisateur, qui touche ici le cœur du problème. Comment améliorer l'accessibilité sans renier ses principes ? « La question de l'accessibilité est un débat perpétuel dans l'entreprise, admet Fredrik Wester. Quelle est la différence entre bête et accessible ? (…) Pour moi, le jeu doit être difficile à maîtriser mais pas difficile à apprendre, ce qui fut le cas pour certaines de nos productions ».
Hier encore, j'avais de l'argent
Consulter la page Steam d'un jeu Paradox confère à la fois un sentiment d'extase devant la multiplicité des DLC et d'anxiété parce qu'il va bien falloir trouver un moyen de les payer. Réputé pour sa politique agressive en la matière et ses contenus pouvant coûter, en cumulé, plusieurs centaines d'euros, l'éditeur suédois a régulièrement été attaqué ou moqué sur ce sujet. Le modèle, appliqué à chaque licence depuis la sortie de Crusader Kings 2, vise à « financer davantage le développement du jeu, ce qui se fait au bénéfice de tous les joueurs » selon la maison mère.
Pour calmer les esprits, l'éditeur organise régulièrement des soldes sur les plates-formes ou songe à la mise en place d'un système d'abonnement permettant l'accès complet aux extensions en l'échange de quelques euros. Mais est-ce vraiment justifié d'attendre un tel investissement de la part des joueurs ? « Alors oui, [Europa Universalis] est bien. Très bien, même. Mais non d'une loot crate, on ne peut juste pas encourager une société qui traite aussi ouvertement ses clients pour des pigeons » peste un utilisateur - partiellement - mécontent sur Steam. Une mauvaise langue dira qu'il ne faut pas s'étonner d'être « entubé » par un homme dont les premiers pas dans le jeu vidéo ont consisté à bazarder illégalement des versions japonaises piratées de jeux Nintendo à ses camarades. Mais seulement une mauvaise langue.
Grande stratégie à la demande
La question de la distribution a toujours été au centre des préoccupations de l'éditeur suédois qui, dès 2006, créé sa propre copie de Steam : « Paradox on Demand ». D'abord destinée à fourguer ses propres produits dans les pays où ils n'étaient pas disponibles à la vente physique, la plate-forme - rebaptisée GamersGate - signe des partenariats avec de nombreux éditeurs, dont 2K, Electronic Arts ou Capcom. Devenue une entité à part entière (même si Fredrik Wester conserve des parts dans l'entreprise, ndlr), GamersGate a participé au rayonnement de Paradox et apporté un sacré complément de revenus nécessaire à son développement. Aujourd'hui, les ventes digitales représentent 97% des ventes totales de la boîte. Visionnaire, vous dîtes ?
J'allais dans les salons en disant qu'on signerait tout ce qui se rapproche de ce qu'ont fait Will Wright et Peter Molyneux à la fin des années 1990
Éditer plus pour gagner plus
Fredrik Wester avait fait du passage au statut d'éditeur son cheval de bataille, et son projet aboutit dès 2004. L'idée ? Construire un catalogue cohérent en signant des studios partageant le même ADN. Assez logiquement, Paradox se focalise sur trois genres : stratégie, gestion et RPG. « Notre objectif est que les gens achètent un jeu Paradox sans savoir de quoi il s'agit, précise Shams Jorjani, directeur du développement, à GamesIndustry. L'étiquette Paradox doit garantir une certaine expérience de jeu. Si quelqu'un lâche 40 dollars sans savoir en quoi consiste le jeu, nous avons tout gagné ». Pendant des années, des représentants du studio sillonnent les salons en quête de perles rares correspondant au cahier des charges. « J'allais dans les salons en disant qu'on signerait tout ce qui se rapproche de ce qu'ont fait Will Wright et Peter Molyneux à la fin des années 1990 ajoute-t-il. La première année, les gens se marraient mais au bout de trois ans, ils ont commencé à revenir avec de vrais pitchs ». Parmi les succès édités par Paradox, on peut citer Mount & Blade, Cities Skylines, Pillars of Eternity ou Magicka. Ce qui représente quelques millions de ventes en cumulé, tout de même.
Une seule question demeure : où s'arrêtera Paradox ? Boosté par des trimestres records, l'ogre Suédois, désormais coté en bourse, a passé la vitesse supérieure ces derniers mois en faisant l'acquisition de plusieurs studios. Le français Playrion (Airlines Manager), Triumph Studios (Age of Wonders) ou Iceflake Studios (Surviving the Aftermath) font désormais partie du catalogue. L’éditeur ne s’arrête pas à de simples acquisitions et continue d'ouvrir de nouvelles antennes aux quatre coins du globe, comme à Barcelone en juin dernier. Comme quoi, ça rapporte de cibler les « gens qui connaissent Internet ».
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