Aujourd’hui, le rap français occupe une belle place en librairies grâce à une nouvelle génération d’écrivains et à des maisons d’édition qui ont compris la richesse et la profondeur de cette musique.
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Musique

Quand le rap français prend d’assaut les librairies

Grâce à une nouvelle génération d’écrivain.e.s et à des maisons d’édition qui ont compris toute la richesse et la profondeur de cette musique, le rap occupe aujourd’hui une belle place en librairies.
Écrit par Maxime Delcourt
Temps de lecture estimé : 8 minutesPublié le
Cela fait plusieurs années que l’on clame à tout-va que le rap est le genre musical le plus populaire. Pour le justifier, on cite le nombre de vues hallucinant de tels singles, les performances des rappeurs sur Spotify ou Deezer, les disques d’or qui s’entassent au domicile de SCH, Ninho ou Damso. Depuis quelques mois, on pourrait également évoquer la place grandissante qu’occupe le hip-hop au sein des librairies. Avec, presque systématiquement, des ouvrages finement pensés qui s’intéressent aussi bien à des courants esthétiques qu’à des artistes contemporains (Kendrick Lamar, Orelsan) ou des figures de l’ombre qui ont largement contribué à dessiner le paysage rap des trois dernières décennies : « Le plein emploi de soi-même » (la biographie de Bernard Zekri) ou encore « Le Rugissant », roman consacré au destin funeste de Rud Lion.
Historiquement, il y a toujours eu des bouquins dédiés au rap. « Quelques livres, destinés à populariser les danses hip-hop ont vu le jour au moment de la forte popularité de l’émission H.I.P. H.O.P. », rembobine le sociologue Karim Hammou, auteur de « Une histoire du rap en France » (éd. La Découverte). Sur sa lancée, il en profite pour énumérer différents ouvrages dédiés au rap parus aux débuts des années 1990 (« Le Rap ou la fureur de dire », « La culture hip-hop », « Yo ! révolution rap » ou « Rap ta France ») et précise : « Ce qui domine alors, ce sont les analyses sociologiques ou anthropologiques, la dimension artistique du mouvement est peu ou pas prise en compte, à quelques exceptions près, comme le livre d’Olivier Cachin dans la collection Découverte de Gallimard, « L’Offensive rap ». Les autres disciplines que le rap sont aussi très peu traitées… ».
Au cours des années 1990, les écrits sur le rap se divisent effectivement en deux catégories : d’un côté, il y a les textes scientifiques, peu accessibles au grand public ; de l’autre, quelques rares ouvrages qui ne prêtent que peu d’attention à la modernité de ce genre musical. La vérité, c’est que la culture hip-hop, lorsqu’elle ne s’affirme pas via des fanzines ou des magazines, trouve surtout un écho chez des éditeurs indépendants et non chez les grands groupes, des francs-tireurs qui mettent au centre de leurs publications la dimension esthétique du mouvement et assurent la traduction en français de certains ouvrages de référence : « Can’t Stop Won’t Stop » de Jeff Chang, par exemple. Au début des années 2000, pourtant, tout change avec le développement des biographies d’artistes. « Avant cela, les livres sur la musique contenaient beaucoup de photos, et peu de textes. Depuis, on privilégie le récit », explique Yves Jolivet. À la tête des éditions Le Mot et Le Reste, ce dernier attribue volontiers ce phénomène au succès de « Une mauvaise réputation », l’autobiographie de JoeyStarr, co-écrite en 2006 avec le journaliste rock Philippe Manœuvre.
Le Jaguar Gorgone n’est pas la seule figure iconique du rap français à avoir eu le droit aux faveurs du secteur de l’édition. Dans la première moitié des années 2010, Akhenaton, Diam’s, La Fouine ou encore Soprano ont également vu leur histoire être narrées dans des ouvrages voués à toucher un large public, tous ou presque publiés au sein de la même maison d’édition : Don Quichotte. Depuis 2018, Stéphanie Chevrier, la directrice d’édition, est partie chez La Découverte et ne souhaite visiblement pas revenir sur le sujet. Pas grave. D’autres structures ont pris le relais, et celles-ci semblent vouloir tout explorer, tout raconter.
À l’image des éditions Le Mot et le Reste qui, en plus de publier des anthologies (dédiées au rap français, au hip-hop indépendant, au rap new-yorkais, etc.), s’autorisent ces dernières années d’autres types d’ouvrages, parfois biographiques (NTM, 2Pac), d’autres fois analytiques ou sociétales (« Pas là pour plaire ! » de Bettina Ghio qui s’intéresse à la place des femmes dans le rap). « On est arrivé assez vite sur ce secteur, affirme Yves Jolivet. En 2013, on publiait une anthologie du hip-hop avec Sylvain Bertot. On s’est ensuite rendu compte que le rap avait la même structuration que le rock : le mouvement a suffisamment d’histoire et de profondeur pour permettre des anthologies, suffisamment de mythes pour donner naissance à des biographies et un public suffisamment large pour penser que ce genre musical est arrivé à maturité depuis plusieurs années ». Le directeur du Mot et le Reste refuse toutefois de considérer ses publications comme des « bouquins de fans ». Il ne s’agit pas pour lui d’affirmer qu’Orelsan est « le Rimbaud du rap », comme le prétend opportunément le titre d’un ouvrage à paraître, mais bien de mener « des réflexions à travers des livres qui reflètent une époque tellement riche que l’on peut se permettre de l’analyser, du point de vue de la critique musicale, de l’histoire ou de la sociologie ».
Récemment, d’autres maisons d’édition ont également pris le train en marche, certaines plus attirées à l’idée d’atteindre le grand public que de se spécialiser dans le rap. « Avec l’autobiographie de NTM, on publie un livre sur un groupe qui a une carrière tellement longue que l’on peut décemment l’inscrire au sein du patrimoine musical français. Malheureusement, il n’y en a pas tant que ça », explique Dorothée Rothschild, directrice littéraire des éditions J’ai lu, qui confesse bosser actuellement sur la biographie d’IAM. On lui mentionne alors la possibilité d’un livre sur Booba, et sa réponse fuse : « Je ne suis pas certaine que ce soit un artiste patrimonial, qui traversera les époques une fois à la retraite ». Une étonnante confession quand on sait que l’on parle ici d’un artiste présent depuis près de 25 ans, dont au moins deux décennies au sommet…
Ces propos rejoignent ce que Karim Hammou nomme les « coups ponctuels » de ces maisons d’édition qui ne croient pas dans la pérennité de la culture hip-hop : « Une des raisons probables en est que l’image sociale de l’amateur de rap (comme celle du rappeur, d’ailleurs) est éloignée de la conception que la majorité du monde de l’édition se fait du lecteur type jeune, populaire, masculin, beaucoup d’éditeurs l’imaginent comme quelqu’un qui ne lit pas. Celles-ci ont une confiance assez modérée dans l’existence d’un public lecteur pour le rap, ou alors sous des formes très précises (biographies d’artistes à succès, anthologies...). Je travaille depuis trois ans à un livre qui a été refusé, plus ou moins directement, par quatre éditeurs différents, dont La Découverte ».
Si le rap souffre encore de nombreux clichés, force est de constater que sa production éditoriale s’est intelligemment diversifiée ces cinq dernières années. On trouve à présent des beaux livres (« Mouvement 1984-1988 », « Le Visage du rap »), des bandes dessinées, des essais ou des biographies d’acteurs plus en retrait du paysage hip-hop. Parce que des old timers du rap ont désormais les moyens et les structures pour raconter leur histoire (Sako chez Ramsay, Manu Key chez Faces Cachées, Kamal Haussmann chez Albin Michel). Parce qu’une ancienne génération de journalistes parvient à publier un nombre croissant de livres (Olivier Cachin, Thomas Blondeau ou même Karim Madani, dont les derniers romans ont le hip-hop pour toile de fond). Parce que le public rap ne cesse de s’élargir, garantissant au Mot et le Reste un nombre élevé de ventes pour certains de ses ouvrages (6 500 exemplaires pour « Rap français : une exploration en 100 albums », 5 000 pour « Regarde ta jeunesse dans les yeux »). Et parce qu’une nouvelle génération de journalistes a pris la décision de plonger dans les coulisses de ce genre musical avec lequel ils ont grandi et à travers lequel ils se sont bien souvent construits.
C’est le cas de Thomas Guillaumet et Thibaut Lamadelaine, deux amateurs éclairés qui ont contacté Mareuil Éditions dans l’idée de publier un ouvrage centré sur les 500 albums les plus importants de l’histoire du rap. « À la base, on n’est pas un éditeur spécialisé dans la musique, on ne connaît pas bien ce marché, confie Louis de Mareuil. Mais on y a vu l’occasion de raconter une grande épopée, de présenter au public les différentes esthétiques d’un genre musical qui se renouvèle sans cesse et fait preuve d’une énorme créativité depuis plus de trente ans ». On comprend alors qu’il ne s’agit pas de défendre une vision du rap, mais bien de le documenter, quitte à prendre des risques d’un point de vue éditorial : « Quand on publie une anthologie de la mixtape ou la biographie de Timbaland et des Neptunes, on sait bien que l’on s’adresse à une niche, mais c’est important que ces livres puissent exister, enchérit Yves Jolivet. D’un point de vue financier, cela peut évidemment être un risque, mais on compense avec d’autres titres. Surtout, on sait que les bouquins sur la musique ont une temporalité longue. Il y aura toujours quelqu’un pour acheter un ouvrage, même cinq ou dix ans après sa sortie. » Clin d’œil du destin : il semble n’avoir jamais eu autant d’écrivain.e.s prêt.e.s à se plonger avec sérieux dans les interstices du rap pour en raconter l’histoire, l’archiver et la transmettre à de nouvelles générations via des récits qui en rappellent toute la richesse.
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