Musique
S’il n’est certainement pas le premier rappeur à avoir été matrixé par « Scarface », l’influence sur SCH ne se réduit pas à un vague namedropping ou une imitation de l’accent de Tony Montana. Dans l’écriture, l’interprétation et l’univers, sa « patte » se modèle dans une argile faite de nombreuses références, réelles, mythiques ou fictionnelles. Pas seulement les films de gangsters, comme le suggèrent explicitement les volumes de « JVLIVS », entrecoupés d’interludes assurées par la voix française d’Al Pacino, José Luccioni. La musique de l’Aubagnais se nourrit de films, séries, mais aussi de lieux réels, d’expériences vécues, qu’il change en drames et images fortes, comme un vrai artiste. Bien avant « A7 » (2015) et en passant par ses feats avec Hamza, SCH aime rendre ses sons tellement imagés qu’ils n’ont pas besoin d’être clippés. « Du cinéma pour aveugle », disait Lino. En effet, depuis plus de dix ans, Julien Schwarzer, de son vrai nom, fait s’entrecroiser des rues de Naples fantasmées aux parvis des « alims », ces épiceries nocturnes squattées dans la vraie vie, bouteille de Cristalline Vodka-Redbull à la main. Des histoires glauques dont il n’est pas le héros, aux angoisses les plus personnelles, on décrypte ici quelques-uns des thèmes qui rendent sa musique si particulière.
Titvs, ou l’Italie mythique
Une fois son premier blaze quitté, Schneider (que Freeze Corleone prend soin de rappeler dans « Mannschaft »), et son Skyblog laissé aux oubliettes d’internet, le jeune SCH donne à un de ses premiers morceaux le titre d’un empereur romain, « Titvs ». Le « u » est changé en « v », comme en latin, une spécificité qu’il conserve jusqu’à « JVLIVS ». Dans la tragédie de Racine (« Bérénice ») comme dans les récits de l’historien Suétone, Titus est celui qui renonce à la passion pour suivre son devoir, pour la raison d’État. Un peu comme SCH qui dira dans « Fusil » : « M’attends pas chérie j’suis en guerre / tu m’attends tu m’perds », forcé, par des motifs plus impérieux que l’amour, de « prendre [sa] route » (« J’attends). Titus est aussi connu pour son côté conquérant, d’où le parallèle avec l’ascension de SCH dans le rap français (« J’bouffe le terrain comme Titvs »), comparaison plutôt originale pour ce genre d’egotrip. Cet aspect seigneur de guerre rappelle aussi les références que SCH aime faire avec ses vraies origines, allemandes : « On fait trembler l’Europe comme la Wehrmacht », l’armée du Troisième Reich – peut-être une des seules références à l’Allemagne dans le rap marseillais qui ne se rapporte pas à une marque de voitures super chères. Mais plus que l’Allemagne, l’œuvre de SCH se nourrit de la fascination pour une Italie mythique. Deux causes à ça, biographique et artistique. D’abord, des voyages scolaires qui l’ont mené en Italie voir l’Etna, le Vésuve, Rome, la Sicile. Ensuite, une série qui fascine le rap français du milieu des années 2010 et lui emprunte son alliage de mélancolie et de violence, « Gomorra ». Pour enfoncer le clou, le vrai père de SCH, Otto, écoutait beaucoup de variété italienne ; c’est sûrement pour ça qu’on dit du père de Julius qu’il est « né dans le Vésuve » sur le tome I (« Le Déluge »).
« Gomorra »
La série « Gomorra » met souvent en scène des moments de musique « diégétique », c’est-à-dire qu’elle fait partie de l’action du film, pas une simple musique de fond. Ces moments sont composés de neomelodico, un genre de musique populaire italienne particulièrement écoutée dans la région de Naples. On dit des chanteurs de neomelodico qu’ils sont des stars dans le sud mais souvent méprisés par le reste de l’Italie. Ce qui n’est pas sans rappeler, en passant, un certain Jul vis-à-vis du reste de l’Hexagone… De la série, SCH garde surtout la tension entre réalité et fiction, le tout dans un emballage esthétique réussi. Tension qui a pu donner lieu à de fortes critiques d’ailleurs : en 2016, trois maires de commune de Naples ont refusé d’accueillir les équipes du tournage afin de préserver la réputation de leur ville qu’ils jugeaient insultée par la série. Voulant être le plus réaliste possible, l’équipe de la série a carrément employé des acteurs ou des figurants en lien avec la Camorra, la mafia napolitaine, ou payé des redevances à des boss locaux. Ce genre de dilemme moral, sur le rôle de l’art dans la société, est aussi fréquemment abordé dans le rap, notamment à Marseille. Comme « Gomorra », le rap a été accusé d’inciter à la violence et à l’illégalité ; du côté des rappeurs, nombreuses sont les critiques internes pour dire qu’un tel « s’invente une vie » et surfe sur des morts, bien réels, pour construire une imagerie. SCH semble toutefois épargné de ce type de critiques : peut-être parce que son écriture est reconnue comme cinématographique, son personnage clairement influencé par des héros fictionnels, à l’image de Salvatore Conte par exemple, avec lequel il partage la silhouette et les cheveux soignés.
Le film de gangster comme matrice
C’est une évidence, SCH est sensiblement imprégné de ce genre de productions audiovisuelles. En 2017, il s’offre un petit kif en imitant une scène légendaire de « Reservoir Dogs » (1992) : une joyeuse scène de torture infligée à un policier, pour le clip de « Poupée Russe ». Sa parution a d’ailleurs été repoussée en raison d’un attentat sur les Champs-Élysées le même jour, par respect envers les familles des victimes, puisqu’il avait conduit, entre autres, à la mort d’un membre des forces de l’ordre. Récemment, Fifou, qui réalise la cover d’une bonne partie du rap français, révélait que celle de « JVLIVS I » a été prise dans le même lieu que « Le Parrain 3 ». Plus largement, la démarche artistique de SCH s’apparente à la conception d’un film de mafieux. La trilogie « JVLIVS », aidée de court-métrages, se présente explicitement comme un parallèle entre son ascension dans le rap français et celle d’un fils de gangster dans le banditisme. Au-delà des thèmes, des lieux et des personnages, son processus créatif joue sur les contrastes. SCH peut passer d’albums-concepts comme « JVLIVS » à des parenthèses plus libres proches du format mixtape comme « Rooftop », très facilement. Et au sein d’un même couplet, d’une punchline salace (sa période « que le doigt », etc.) à une quasi maxime philosophique à la maturité bluffante, mi-beauf mi-profond. Comme dans de nombreux films de Scorsese, dans la carrière de SCH, les drames sont entrecoupés d’humour, la fiction de constats sociologiques, la violence succède à la tendresse, la politique à l’intimité familiale, l’élégance à la soif d’argent, et l’arrogance précède la mort. Il suffit alors de prendre le temps de s’y plonger pour constater que son œuvre, comme il le dit lui-même, est « bien plus qu’une histoire, bien plus qu’un univers ».
La mafia marseillaise, ou quand la réalité dépasse la fiction
Il y a une mafia beaucoup plus proche de SCH que celle des rues de Napoli, c’est celle de « la capitale du crime au kilo », Marseille. Les rues phocéennes sont pas mal présentes dans le premier tome de « JVLIVS », plus que sur ses précédents albums. Dans « Tokarev », il mentionne la rue de la République, artère de la ville, où des hommes menaçants attendent casqués. La région marseillaise devient alors l’écrin d’une mafia en lien avec le quotidien de jeunes que SCH a pu fréquenter à Kalliste ou à Aubagne. Au point qu’une phrase récurrente chez lui vise à constater que la réalité a dépassé la fiction : « Tony [Montana] ici il tiendrait la sacoche » (« Morpheus »), « C’est sûr qu’il aurait guetté en stunt ici Ze Pequeno [de « La Cité de Dieu »] » (« Cervelle »). Le « ici », c’est Marseille, le 13, chez lui, sa réalité, qui par l’ampleur de sa violence reléguerait les héros du gangstérisme à de simples petits guetteurs. Dans le clip de « Comme si », intro de l’album « Deo Favente », SCH incarne un mafieux célébrant le meurtre d’un ennemi sur fond de paysage méditerranéen. C’est de nouveau un goût pour le contraste qui apparaît : le lieu est paradisiaque, les actes infernaux. On le voit jeter un cadavre au beau milieu de la mer depuis un hélicoptère. Le clip est d’ailleurs tourné au sein des Calanques du Mugel à La Ciotat, calanques que SCH admet chérir depuis l’enfance. Mais ces lieux magnifiques sont aussi le théâtre de drames auxquels chaque jeune ayant grandi dans la région a été confronté un jour, de près ou de loin. Les volets de « JVLIVS » sont imprégnés de cette atmosphère, entre le soleil et le sang.
Le temps qui passe et l’imminence de la mort
Aux drames dont il n’est pas le héros, SCH fait coexister l’expression d’angoisses bien intimes. Et il y a une angoisse qui traverse tous ses albums, c’est celle du temps qui passe. Au point que le septième titre de « JVLIVS I » porte le nom d’une marque de montre, dans lequel les batteries imitent le son d’une trotteuse. Le temps chez SCH est lié à deux choses : l’argent et la mort. « Ils ont compris que la caille c’était rien sans le time », répète-il dans « A7 », ou dans un freestyle d’octobre 2018 : « La valeur qui régit le monde c’est le temps, pas l’argent ». Outre la mort imminente propre à la criminalité organisée qu’il décrit, celle qu’il redoute le plus est celle de ses parents : dans « Allô Maman » sur « Anarchie », il craignait « ses rides et ses cheveux blancs ». Dans ses disques comme dans ses interviews, le thème constitue un fil directeur de ses réflexions existentielles.
Père absent et mère à sauver
Ce père toujours entr’aperçu, qui « recherche en lui un gosse mort à la buvette » (« A7 »), est une figure centrale de sa musique. Sa silhouette est d’abord esquissée par petites touches, doigts jaunis par la cigarette, toux grasse et odeur d’alcool, départs matinaux la rosée encore suspendue aux mimosas, autant de détails qui font sentir le regard d’un Julien enfant. « La Nuit » demeure un sommet de la musique de SCH, morceau dédié à son père disparu le jour où son deuxième album résonnait pour la première fois sur les ondes, en mai 2017. Puis Otto devient carrément un personnage de « JVLIVS ». Son nom est tatoué sur sa main, comme les initiales de sa mère. La dévotion aux parents est un thème à la fois du rap et un cliché accolé aux familles méditerranéennes. Si la figure du père est cruciale dans son œuvre, la mère n’est pas en reste, bien qu’elle occupe un rôle vu et revu. SCH clôture ainsi « JVLIVS I » par le céleste « Bénéfice », dans lequel résonne la phrase qui résume, en huit mots, ce que tout un pan du rap français peine à exprimer en des milliers de couplets à propos de la mère : « J’ai voulu la sauver mais j’ai volé son sommeil ». Ouvrant ainsi la voie d’un « JVLIVS II » où celle-ci se fait plus présente, parfois plus heureuse : « J’emmène mama faire les boutiques c’est ma meilleure amie c’est mon public » / « J’ai rendu fou madre, en vrai de vrai je l’ai rendue fière »…
Anarchie
Que les multinationales se rassurent, l’usage du terme est avant tout décoratif. Le A dont les barres sortent du cercle qui l’enserre, rouge sang, est souvent repris dans la culture populaire, dans un sens bien éloigné de la théorie – c’est-à-dire foutre le bordel dans le rap français en gros, et faire le constat d’un monde qui part en barigoule. Ainsi, le clip du morceau introductif de l’album « Anarchie » rejoue ce côté mi-gothique mi-mafieux qui le caractérisait. Voilà qu’on le retrouve dans une baignoire pleine de flammes, à déclarer courir en Air Gold pour mourir libre. Reste qu’à cette esthétisation et déformation de l’anarchie au sens commun coexiste un vrai fond social chez Julien Schwarzer, enfant du peuple : « Pueblo comme FO CGT en manif de printemps » (« Poupée russe »). Ce fond passe d’abord par un vécu incarné, que la phrase introductive de « Himalaya » condense avec flamboyance : « Mon père vous a donné sa santé j’suis là pour l’addition », ou encore l’évocation de la toux grasse de ceux qui s’usent pour un SMIC au travail dans « La Nuit ». Et surtout, cette phase devenue slogan de « A7 », reprise sur les pancartes de manifestation contre la loi travail en 2016 : « Se lever pour 1 200 c’est insultant ».
Ascension sociale
Le thème d’une ascension sociale brutale traverse aussi l’œuvre de SCH, comme ces mafieux devenus brusquement riches sans partager les habitudes de ceux qui le sont de naissance. « J’aime toujours pas le caviar, servez-moi des pâtes au dîner », lâche-t-il dans « Marché noir » ; en plus d’être un plat populaire et familial, les pâtes sont le plat italien par excellence, la boucle est bouclée. SCH parle de revanche et de fidélité à là où l’on vient. Voici pourquoi les parvis des alims coexistent avec les rooftops, défilés de haute couture, « pute en Versacce », et voilà qui justifie peut-être le goût un brin excentrique de sa garde-robe. Plus sérieusement, le thème de l’ascension sociale et de la fidélité aux siens explique aussi pourquoi à partir de « JVLIVS I », SCH marque un retour aux origines symbolisé musicalement par la collaboration étroite avec le producteur Guilty (Katrina Squad). C’est peut-être une fois qu’on a réussi à en sortir qu’on peut réaliser à quel point le milieu d’où l’on vient compte. Avec « Interlude » sur « Rooftop », il signe un clip empreint des spécificités de la rue marseillaise, qu’il tient à clore en énumérant les noms de ceux de chez lui, hommage à ces proches qui ont, aussi, fait ce qu’il est. SCH ne veut pas des suceurs mais des amis. Et celui qui au début de sa carrière dissimulait son accent marseillais, effaçait l’argot local de ses paroles, se met à briller dès les premières secondes de « 13 Organisé », dans un couplet contenant plus d’expressions locales qu’un album de Kalif Hardcore.
Réussir ailleurs et être en paix avec son passé : un exploit que beaucoup d’artistes du niveau de SCH n’ont jamais accompli. Il y a définitivement de quoi être fier, et pas seulement des euros accumulés.