Travailler dans l’industrie, c’est ça que je voulais faire.
The Red Bulletin : Kamel, qui étiez-vous il y a dix ans, que faisiez-vous ?
Il y a dix ans ? Tu m’as fait prendre un coup de vieux de fou. (rires) Je venais de forcer mon passage en terminale, car mon lycée voulait que je redouble ma première, à cause de mon absentéisme. Je me disais qu’en bossant, je pouvais avoir mon bac, j’en étais persuadé. Et c’est ce qui est arrivé finalement.
Vous n’alliez pas en cours ?
Pas tellement, notamment à cause des jeux vidéo, c’était quelque chose qui me passionnait, je passais mon temps à ça. Je jouais déjà au jeu StarCraft, je connaissais déjà l’esport, le jeu vidéo, le streaming, parce qu’en Corée du Sud c’était déjà l’explosion, il y avait déjà des scènes, des trucs de fou. Je me disais que j’allais apprendre le coréen, pour devenir traducteur dans l’industrie du jeu vidéo. Travailler dans l’industrie de l’esport, c’est ça que je voulais faire.
Elle ressemblait à quoi, cette industrie, à l’époque ?
Elle était minuscule. Il y avait quelques petites structures, quelques petits tournois, vraiment petit par rapport à ce que c’est maintenant.
Nous sommes en 2023, et l’industrie du gaming, vous y êtes établi pour de bon. Que faites-vous exactement ?
Je suis président de la Karmine Corp.
Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire que toutes les décisions importantes doivent passer par moi. Recrutement des joueurs, associations avec des partenaires, évolution des effectifs internes... C’est très exécutif, car tout passe par moi, mais c’est juste devenu naturel. Je me réveille, je file aux locaux de la Karmine, les sujets arrivent et bonne chance.
Vous supervisez tout, en somme...
Oui, et je m’occupe également du merchandising de la KCorp, ce que je ne faisais pas auparavant. On a eu beaucoup d’échecs sur le merch l’an dernier, et je n’étais pas impliqué, parce que j’étais sur d’autres trucs. Quand quelque chose merde, comme je suis l’image du club, c’est moi qui dois en prendre la responsabilité, qui vais devoir expliquer. Alors autant être impliqué : si je me casse la gueule, au moins je sais pourquoi.
Vous êtes la connexion essentielle avec les fans de la KCorp, pourquoi ?
Je ne suis pas seulement président du club, je suis aussi streamer. Je commente les matchs et comme je streame tous les jours, les gens qui nous suivent ont un lien direct avec moi, ils peuvent venir me parler directement. Je suis l’image du club. C’est ça, la force de notre projet, on est très proches de la communauté.
« On », c’est combien de personnes ?
Une douzaine de collaborateurs et une trentaine de joueurs.
Je n’ai pas de talent particulier... Je suis un mec normal.
Streamer, président... vous avez une troisième vie quelque part, que les gens connaissent moins ?
Les journées ne font que 24 heures. (rires) Là, tu me vois sur une période où je ne suis jamais chez moi. Ma vie perso, c’est ma copine, mes animaux, un chien Jack Russell et deux chats, un Abyssin et un Somali, et ma famille. Tout ça, c’est ma vie privée.
Revenons au président qui débarque de Californie... Vous vous seriez imaginé de telles journées quand vous jouiez à StarCraft chez vous sur votre PC ?
Non, ça n’était pas anticipable. Douze heures de vol, un shooting photo, des meetings, c’est des journées de mecs de Wall Street. (rires) Je ne pensais pas que ça allait être comme ça.
Ça vous plaît ?
Bien sûr, je préfère que ce soit ça que l’inverse. Avant, j’étais chez moi, sans projet, rien à faire, je ne bougeais pas, il ne se passait rien.
À part jouer ?
Oui, ou regarder des séries. J’avais confiance en moi, je savais que ça allait marcher, mais il ne se passait rien, rien. Et là, quand tu as des journées comme ça, que tu reviens des États-Unis, que tu fais une séance photo parce que tu as signé avec Red Bull, pour leur magazine, tu ne peux pas te plaindre. (rires) Je suis un peu éteint à cause du décalage horaire, mais je suis content.
Malgré toutes vos nouvelles fonctions, prenantes, est-ce que le plaisir est toujours là ?
S’il n’y a plus de plaisir, je disparais, ça ne sert à rien. Tout mon monde est basé sur le naturel, et le fait de kiffer ce que je fais. Si je n’aime pas ce que je fais, je ne pourrais plus être naturel, je serais obligé de fake.
Quand on a, comme vous, vécu des périodes, disons, « détente », comment s’adapte-on à des journées aussi chargées ?
On ne s’adapte pas, c’est juste « Bonne chance » : tu dois faire, alors tu fais. Tu vas, tu marches à l’aéroport, tu sors de l’aéroport, tu prends ton taxi, tu vas au shooting. (rires)
Comment restez-vous connecté au jeu vidéo, si vous ne jouez plus ?
Je reste connecté, avec mon téléphone, j’essaie de voir ce qui se fait tout le temps, partout dans le monde. Ça fait partie de mon job. Ce qui me manque un peu, c’est de pouvoir passer toute une après-midi sur le PC, jusqu’à 6 heures du mat, sans me prendre la tête. Mais en même temps, ça ne me manque pas... Je me revois dans ces périodes-là, un jeune qui ne sait pas de quoi demain sera fait. Désormais, je sais ce que demain peut m’apporter. Et je préfère ça. Je préfère être productif qu’inactif. Je n’ai que 27 ans, mais je pense que j’ai pris en maturité ces dernières années. Surtout de 25 à 27 ans, j’ai pris fois quatre.
Ce furent deux années particulièrement intenses ?
Deux grosses années. Le lancement de la Karmine, tous les projets qui se sont mis en place.
Beaucoup de galères ?
Pas mal de problèmes. Mais derrière les réussites, les trucs stylés, il y a forcément des déboires. Surtout dans le business, il y a des erreurs que je ne referai plus jamais. À la base, j’étais juste un joueur qui avait la passion de l’esport, le business n’était pas mon rayon, je ne pouvais pas savoir ce qui allait arriver.
Quel genre de président êtes-vous ?
J’écoute tout le monde. Je ne suis pas dans un mode : « Je suis président, c’est ça qu’on va faire, c’est comme ça ! » Je suis dans le dialogue, j’écoute ce que tu as à me dire, et on prend une décision. Parce que, soit je suis convaincu, soit tu m’as convaincu. Dans tous les cas, c’est notre décision. S’il y a de bons arguments, et que je n’ai pas les arguments pour contrer, je ne vais pas forcer.
Et sinon ?
Je le fais, et j’assume ce qui se passe.
Vous êtes aujourd’hui un acteur majeur de l’industrie de l’esport, au point qu’en juin 2022, avec d’autres personnes essentielles de la scène, vous avez été reçu à l’Élysée par un autre président, Macron, pour évoquer l’esport...
J’ai regretté.
Pourquoi ?
Parce que c’était politique, et dans le milieu duquel je viens, à l’époque où ça s’est passé, en période d’élections législatives, c’était mauvais. Des gens m’en ont voulu. C’était bien pour l’esport pour lequel il y a pas mal de choses à faire avancer, mais au final, je ne pense pas que c’était le vrai but. Si on veut vraiment faire avancer le milieu, on y va, mais dans une salle de réunion, et personne ne le sait. Pour ça, je suis légitime, je suis un acteur important, mais ne ramène pas de champagne, de petits fours, de caméra ou je ne sais quoi. Quand tu regardes les images de ce jour-là, tu vois que je tire la gueule. Mais à ce moment-là, je ne savais pas pourquoi. La prise de conscience s’est faite plus tard.
Vous avez des milliers de fans, comment gérez-vous votre exposition ?
Je ne refuse jamais de faire des photos avec les gens, mais je ne suis pas quelqu’un, je ne suis pas Brad Pitt ! (rires) Je n’ai pas de talent particulier, je ne sais pas chanter, je ne sais pas me battre, je ne sais pas escalader des murs. Je me considère comme un mec normal. Même aux jeux vidéo, je n’étais pas un génie. J’étais plus fort que la moyenne, mais rien de stupéfiant. Alors je ne me considère pas comme une star. Je suis juste un mec qui essaie de passer de bons moments, et de les partager. Qu’est-ce que tu veux que je te dise, ça a marché.
Qui étaient vos Kameto à vous, plus jeune ?
Messi, Ronaldo, Neymar, LeBron James, des stars du sport. Ou des rappeurs, des chanteurs, qui ont quelque chose de spécial. Tout ce que je fais, tout le monde peut le faire.
Encore faut-il se bouger pour le faire.
Absolument.
Qu’avez-vous appris ces deux dernières années ? À vous exposer différemment, à plus réfléchir à qui vous associez la Karmine ?
Je prends plus de pincettes quand il s’agit de s’associer à quelqu’un ou à quelque chose. Je réfléchis au pour, au contre, je me pose un milliard de questions. J’ai appris de nos erreurs, et j’essaie de m’impliquer dans tous les secteurs, pas forcément à 100 %, mais histoire d’avoir un œil dessus. J’ai appris à m’impliquer dans plus de choses. Pour avoir les réponses.
Et dans votre vie perso ?
Ça m’a fait réfléchir, à ne pas oublier d’où je viens, qui je suis, comme avec l’épisode de l’Élysée. Je commençais peut-être à m’éloigner de tout ça, à force d’être « dans la boucle », sans arrêt. J’ai encore beaucoup de progrès à faire côté perso. Je consacre 90 % de ma vie à mon travail, il faut que j’apprenne à jauger, à équilibrer.
La crise est partout donc l’esport va forcément être impacté.
Que pensent vos parents du Kamel président ?
Ils sont fiers de moi, mais je ne passe pas assez de temps avec eux, même s’ils ne sont pas loin.
Quelle est, ou était, leur activité ?
Ma mère travaillait à la Halle aux Chaussures, et mon père dans une usine.
Que vous ont-ils appris au quotidien ?
À être une bonne personne, à ne pas être malveillant. Ils m’ont appris la religion. Plein de bonnes valeurs. Ce sont des choses qui vont me servir dans la vie perso, mais ils ne m’ont rien appris sur le streaming. (Kamel éclate de rire.) En vrai ? Je jouais avec mon père.
À quel jeu ?
Quand j’ai eu la PlayStation, c’était Ronaldo V-Football (un jeu paru en 2000, ndlr). Mon père avait la quarantaine, on jouait ensemble, et c’est un peu devenu un challenge. Au début, c’est lui qui gagnait, et après je le battais, il y a eu des périodes où c’était serré, c’était un bon partenaire. Et du coup, je pouvais jouer à la Play sans que personne ne me casse la tête en mode : « On va débrancher la Play ! » Je jouais avec le daron !
Vous aimeriez rejouer avec lui ?
Oui, c’est sur ça que je dois progresser dans le futur. Savoir mieux doser le pro et la famille.
L’esport a explosé ces dernières années, notamment en France, comment reste-t-on serein dans une industrie que l’on a contribué à construire et rendre rentable ? Comment ne pas péter les plombs, trop prendre la confiance ?
Il y a tellement de structures qui se sont cassées la gueule. Je pense qu’on va rentrer dans une crise financière de l’esport. La crise est partout donc l’esport va forcément être impacté. Plein de teams ont fait des levées de fonds ces dernières années, du coup les salaires ont augmenté car les structures avaient du cash, mais l’argent a fondu, et plus personne n’a envie de lever des fonds car tout est dans le rouge dans l’esport. Mais les salaires n’ont pas baissé, alors je pense qu’on va rentrer dans un petit conflit. Pour revenir à ta question, il y a encore tellement de trucs à mettre en place en France pour faire avancer le milieu que tu ne peux pas péter les plombs en mode : « Ça y est, je suis un club de foot. »
Comment allez-vous préserver la structure, la KCorp, de ce cassage de gueule que vous anticipez ? Comment vous assurer que cela n’arrivera pas chez vous ?
Déjà, on a un nouveau PDG, Arthur Perticoz. Il vient du monde de l’entrepreneuriat, mais il regardait beaucoup l’esport, il suivait énormément la KCorp, notamment à travers les streams. Il con naissait bien le milieu, il était déjà infiltré tout en étant dans une autre activité, monter des boîtes, comme le studio/la plateforme de podcasts Majelan. Quand tu as un gars comme ça, qui connaît notre milieu, l’industrie et le vrai monde du business, tu apprends fois mille. Je suis encore trop passionné par le jeu et la compétition, et c’est bien d’avoir quelqu’un de très rationnel à côté. Les décisions passent par moi, mais aussi par lui. Ensuite, on ne devrait pas subir cette crise car on a énormément de fans, on génère de bons revenus, et on dosera en fonction du marché. Arthur sait regarder au-delà de la scène.
Désormais, je sais ce que demain peut m’apporter.
Comment se portent vos équipes ?
Nous avons une nouvelle équipe, féminine, sur Valorant, qui va bientôt débuter. Sur Rocket League, on a l’une des meilleures équipes au monde. Sur Valorant, en masculin, on est dans la ligue supé rieure, ce qui veut dire que l’on peut gagner le plus gros titre du jeu. Trackmania pareil, TFT pareil, il y a juste cette histoire de LEC avec LoL qui m’a aspiré beaucoup d’énergie. Ça m’a rendu triste. Mais ça m’a fait gagner trop de temps, j’ai trop évolué.
Que s’est-il passé ?
C’était une grosse décision à prendre. Pour faire court, nous avions deux choix, accéder ou non à la ligue supérieure sur LoL, la LEC (la ligue européenne de League of Legends, ndlr). Je ne le sentais pas, j’hésitais, et je ne l’ai pas fait. Aujourd’hui, je suis heureux de cette décision, mais sur le moment, ce jour où j’ai dû annoncer aux fans qu’on n’y allait plus, ça m’a tué.
C’est-à-dire ?
Je lance le stream, et là, je ne peux plus parler. J’ai la gorge nouée. Je coupe la caméra et le micro. Je veux dire aux gars que je reviens, mais je n’y arrive même pas. Je descends dans ma salle de bain, et je pleure. Et puis je remonte, et je leur dis qu’on n’y va pas. Et puis, je streame. (rires)
Comment vos fans ont-ils réagi ?
Tu ne m’as jamais vu comme ça sur internet, jamais. Je n’aime pas trop montrer mes émotions négatives. Je suis enjoué, je peux être énervé, mais passionné. Mais là, j’étais mal. Ça se voyait que j’avais pleuré. Les fans ont été cool.
C’est ça, représenter un club, être un président, un porte-parole ?
Exactement.
Dans dix ans, Kamel sera-t-il plus proche des siens et de sa famille ?
Ça, c’est sûr. J’espère avoir des enfants. Avec la responsabilité de bien les éduquer, de leur donner les meilleures armes.
L’esport en sera où ?
Le pourcentage de la population qui consomme de l’esport va augmenter et j’espère voir des stades, des petites arénas au moins, où ils pourront se réunir régulièrement pour voir des matchs d’esport, pour hurler, sur des actions de fou. Chaque club avec son arène. Et la KCorp au sommet.