Discussion avec Mehdi Maizi, juge du Red Bull Dernier Mot, pour comprendre J'temmerde MC Jean Gab'1.
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MC Battle

On a analysé "J't'emmerde" de MC Jean Gab'1

Discussion avec Mehdi Maizi, juge du Red Bull Dernier Mot, pour comprendre les obscures invectives de MC Jean Gab'1 dans "J't'emmerde", missile non-identifié adressé au rap français en 2003.
Écrit par Etienne Caillebotte
Temps de lecture estimé : 11 minutesPublié le
Quand MC Jean Gab’1 débarque avec "J’t'emmerde" en 2003, il est relativement inconnu non ?
À ce moment-là, il est vraiment inconnu du grand public mais pas inconnu dans le milieu. Il n’avait pas fait énormément de choses, mais il était apparu sur Liaisons Dangereuses de Doc Gynéco en 1998. Il paraît qu’il avait même été le garde du corps de Joey Starr. Ça faisait partie des rumeurs, des légendes urbaines qu’il racontait à l’époque. En tout cas, il était déjà dans le milieu du rap. Il fréquentait et connaissait beaucoup de monde. Si tu regardes le clip d’Affaires de famille d’Arsenik, qui était un gros tube, on voit Jean Gab’1 dedans. Il était dans l’entourage de ces gens-là. D’ailleurs, il a toujours dit qu’il avait de l’affection pour Stomy Bugsy et Doc Gynéco. Par contre, en tant que rappeur, il n'était pas très connu.
À l’époque, comment ce morceau peut-il avoir une telle résonnance ?
À l’époque, le public ne le connait pas vraiment. Moi par exemple, j’étais très jeune à ce moment-là, et je me souviens pas de l’avoir entendu sur Liaisons Dangereuses. Mais comme le mec est identifié comme « l’un des acteurs du rap français », ça a son retentissement à l’époque.
D’autres rappeurs ont débarqué sur la scène en clashant tout le monde ?
Ouais, il y a 50 Cent. Dans "Power of the Dollar", l’une de ses mixtapes légendaires du début, il sort "How to Rob". C’était pas aussi violent que Jean Gab’1, c’était très drôle. Dedans, il expliquait comment il allait voler l’ensemble du rap américain de l’époque. Ça avait amené une réponse de Jay-Z, qui disait « I’m about a dollar, what the fuck is 50 Cent » dans "It's Hot". 50 Cent a fait beaucoup de clashs dans sa carrière. Il s’est fait connaître aussi grâce à ça. Pas uniquement bien sûr, parce qu’il commençait à être respecté, à faire un gros buzz à New-York. Mais dans ce morceau là, il arrivait en clashant tout le monde. Avec moins de violence et plus d’humour.
Vu la réaction des principaux intéressés, ça avait l’air assez nouveau comme concept en France…
Stomy Bugsy avait fait "La Guerre du Rap" dans son premier album, mais il faisait déjà partie du Ministère A.M.E.R. Donc c’était pas un inconnu, loin de là. Mais effectivement, quelqu’un qui arrive comme ça, un peu de nulle part, avec un premier single aussi véhément, c’était complètement nouveau.
Est-ce qu’il a lancé un mouvement « clash » dans le rap français ?
Non, parce que ça correspond à une époque un peu plus belliqueuse. Mais c’est pas lui qui est à l’origine de ça. Avant, il y a eu des clashs orchestrés. Par exemple, entre Jacky des Neg’Marrons et Lord Kossity. Il y avait déjà cette rivalité, qui ne s’est pas traduite en morceau à part quelques piques ici ou là, entre Paris et Marseille, NTM et IAM, NTM et le Ministère A.M.E.R… Il n'y a jamais eu de morceau, mais il y avait déjà cet esprit de compétition. Il n’y avait pas du tout ce côté ressenti personnel, insultes personnelles, dossiers. MC Jean Gab’1, c’est l’un des premiers clashs où tu sens que ça dépasse le cadre de l’humour, où c’est pas uniquement pour le sport. Il y a un truc très vénère derrière, mais ça correspond à une époque où le rap s’est vraiment durci. Il était beaucoup plus question d’être "street-credible", authentique. Un truc qui a toujours été important, mais pas aussi guetté. Comme le rap s’est durci dans les textes, MC Jean Gab’1 est arrivé avec la prétention de faire tomber les masques. De prouver que plein de gens n’étaient pas aussi durs que ce qu’ils racontaient dans leurs morceaux.
Au début du morceau, il s’attaque à DJ Abdel et Cut Killer, à qui il reproche de ne plus jouer de rap français dans leurs mixtapes. C’est pas un peu hypocrite de la part d’un mec qui s’en fout du rap français ?
Indépendamment du morceau, on peut reprocher pas mal de choses à ce titre de Jean Gab’1. Dire qu’il s’en fout du rap français, et y consacrer un morceau… Sachant qu’en plus, il paraît que la première version durait huit minutes. Il y a trois couplets dans la version qu’on connait. On peut voir ça comme un truc paradoxal, voire opportuniste. On peut aussi le voir comme un mec de 36 ans qui se dit « J’en ai marre de ce milieu-là, et je veux l’exploser ». J’ignore si Jean Gab’1 pensait faire une carrière de rappeur, et s’il s’attendait à avoir autant de succès avec ce premier album. L’album a vraiment marché, lui a permis de faire des émissions télé… Peut-être qu’il avait uniquement envie de mettre un coup de pied dans la fourmilière. C’est pas le premier mec qui dit qu’il s’en fout du rap français alors qu’en fait, pas vraiment.
Pendant la moitié du premier couplet, il s’attaque à NTM. C’est le groupe le plus représenté dans le titre. Pourquoi avait-il une haine si profonde pour Kool Shen et Joey Starr ?
Encore une fois, ce sont mes suppositions, mais je pense qu’il y a deux choses. À priori, il avait déjà rencontré Joey Starr. Il y a peut-être des choses qui sont mal passées entre eux. Et puis il y aussi la proximité entre Jean Gab’1 et Sarcelles et Porte de la Chapelle. Il était pote avec des mecs qui étaient en embrouille avec NTM. À l’époque, quand le titre sort, NTM n’est plus. Ils sont considérés comme des légendes du rap français, et à priori ça ne faisait pas vraiment plaisir à Jean Gab’1. Il avait envie de démonter le mythe. Notamment le mythe Joey Starr, contre qui il avait beaucoup de griefs.
Skread a déclaré que Tallac était l’un des premiers singles écrits par Booba sur Panthéon, en 2003. L’idée de mettre la citation tirée du dessin animée, avec tout le délire des bêtes féroces, c’était pour répondre à MC Jean Gab’1 ?
Je suis pas sûr que ça soit lié à ça. Booba n'a pas attendu Jean Gab’1 pour savoir qu’il avait le même nom qu’un personnage de dessin animé. Mais Booba avait sorti une réponse à l’époque, un morceau ("Lourd Son", ndlr) qu’on a tous un petit peu oublié. Honnêtement, ce n'est pas l’un des meilleurs morceaux de Booba. Mais c’est la première fois que Booba répond à un clash. C’est marrant parce que dans "Jour de Paye", il dit « Je suis trop haut pour les clashs », alors qu’en fait, il a pas mal répondu aux gens pendant sa carrière. Mais quand Booba met ça sur "Panthéon"… Je sais pas, c’est vrai que ça arrive juste après, mais je ne peux ni confirmer ni l’infirmer.
Quand il parle de Polnareff et de Gilbert Bécaud (« N'aie pas l'zehef, moi aussi j'écoute Polnareff, Houhouhouhouhou, dans mes chiottes ; J’ai pé-cho ton flow, et j'baise sur du Gilbert Bécaud », ndlr), il fait référence à quoi ?
Pour moi, c’était pour se moquer des métaphores improbables que pouvait faire Booba à l’époque de "Mauvais Oeil" et "Temps Mort". Et les rimes, Jean Gab’1, ce n'était pas toujours son fort. C’est un mec qui avait du charisme, et une sorte d’autorité quand il parlait. Mais il y a toujours eu des rimes que je n’ai pas réellement compris.
Quand il balance « p’tain quel rîme de batard » en référence au clash entre Fabe avec Booba, c’est une sorte de déclaration d’amour à Fabe qui avait pris sa retraite ?
Cette phrase de Booba, à l’époque, c’était clairement par rapport à Fabe. À cette époque-là, Fabe fustigait ce nouveau rap violent dont Booba était l’incarnation. T’avais le bon et le méchant quelque part. Fabe était le rappeur respecté, avec une grosse carrière derrière lui, et qui était « du bon côté » dans le sens où il faisait du rap conscient. Et Booba de l’autre, qui incarnait la nouvelle génération, sans foi ni loi, qui parle d’argent et de meufs. C’est marrant de voir qu’à la même époque il y avait Jay-Z, aux États-Unis, qui représentaient tout ce qu’il ne faut pas être aux yeux des anciens, notamment de The Roots. Dans sa biographie, Questlove disait que Jay Z représentait presque le mal. Alors qu’après ils ont bossé ensemble, notamment sur le MTV Unplugged, c’était extraordinaire. C’était une époque où la nouvelle école prenait la place de l’ancienne. La fin d’un esprit, quelque part.
MC Jean Gab’1 s’attaque beaucoup à Kery James, mais jamais à Rohff. Pourquoi cette escalade de la violence cinq ans plus tard ?
Dans son morceau, il s’est attaqué à Kery, et depuis, il y a toujours eu un problème entre eux. Il y avait eu une bagarre, avec des vidéos à l’époque… Non, c’est juste que Kery et Rohff sont potes. Après, il y a des choses qui dépassent le cadre de la musique. Il y a cette fameuse vidéo de Rohff avec sa pelle, où on comprend qu’il parle de Jean Gab’1 qui, selon lui, essaye de « monter des jeunes contre lui ». Mais à la base, il s’était attaqué à Kery James, et finalement, ils se sont tombés dessus des années plus tard. D’ailleurs, les phases sur Kery étaient les plus choquantes. Surtout qu’à cette époque-là, Kery était vraiment dans une démarche de paix. Il venait de sortir "Si c’était à refaire", juste après sa conversion à l’islam. Kery voulait être l’homme de paix du rap français. J’étais très marqué par cette image-là de Kery James, et cette attaque de Jean Gab’1, qui parfois remet carrément en cause la sincérité de sa démarche religieuse. Je trouvais ça assez dur. Il y a toujours un truc qui a énervé Kery, et ça devait presque finir comme ça.
Il fait aussi référence à Pierpoljak et à son passé supposé de skinhead…
Tout ce que je sais, c’est que c'est avéré. Quand j’étais gamin, c’était un mec qui avait beaucoup de succès. Ça m’avait beaucoup surpris quand j’avais appris ça. Mais c’est marrant, parce que quand tu regardes, il a presque eu un parcours de fan de ska et de reggae anglais. Il y a énormément de skins en Angleterre qui ont écouté cette musique-là alors que ça n’avait à priori rien à voir. C’est assez étonnant de voir ça. Mais finalement, Pierpoljak n’était pas le seul dans ce cas-là.
Il accuse aussi Arsenik d’avoir pompé "J’t'emmerde", alors que la chanson est sortie avant, non ?
Ce qui est sûr, c’est qu’MC Jean Gab’1 et Arsenik se connaissent, puisqu’il était dans le clip d’"Affaires de famille". Il était dans l’entourage proche. Maintenant les deux morceaux sont très différents. Ce n'est pas la même musique, ni la même démarche. Je ne pense vraiment pas que Lino et Calbo se sont dit qu’il avait eu une idée géniale avec "J’t'emmerde". Mais ça reste possible, dans le sens où le morceau était préparé depuis longtemps. Mais pour moi c’est trop gros. J’ai un peu de mal à y croire.
Quand il dit « on se souvient du premier et pas du deuxième », il anticipe la différence de notoriété entre les deux titres ?
Pour le coup, on se souvient beaucoup plus de la chanson de MC Jean Gab’1 que de celle d’Arsenik. Le "J’t'emmerde" d’Arsenik est sur un album qui est loin d’être mauvais à mon sens, mais qui a un peu déçu. C’est le morceau d’MC Jean Gab’1 qui passera la postérité.
Pourquoi cette reprise du gimmick de Renaud en fin de morceau ?
C’est un truc qu’il faisait souvent, notamment sur d’autres titres de son premier album. MC Jean Gab’1 se voyait comme le nouveau titi parisien. Il est d’une autre génération, il avait 36 piges à l’époque. Plutôt que d'avoir ce parler banlieusard, il avait ce côté Audiard, titi parisien… Et Renaud était l’incarnation de ça dans les années 80. Il y avait tout ce truc très parigot. Le tin-tin-tin de Renaud, c’est devenu son gimmick.
Dans son titre, il n’y a quasiment pas de rimes, mais beaucoup de théâtralisation et de références. Les participants du Dernier Mot devraient s’en inspirer selon toi ?
Ouais carrément. C’est peut-être plus compliqué parce que les mecs seront moins identifiés. Dans ce type de compétition, évidemment il y a le rap, la technique, les phases… Mais il y aussi le jeu de scène. Tous les trucs originaux peuvent faire la différence. Si un rappeur fait un premier couplet et qu’un autre réussit à l’imiter, ou à prendre l’un de ses gimmicks, comme un cheveu sur la langue, ça fera rire tout le monde. Parce que ce sera inattendu. Les gens pourraient s’inspirer de MC Jean Gab’1, ce serait pas une mauvaise idée.
Pour participer à la première édition de Red Bull Dernier Mot, c’est très simple. Vous avez jusqu'au 15 octobre pour poster une vidéo d’improvisation de 60 secondes sur www.redbullderniermot.com, ou sur l’application Android et iOS Red Bull Dernier Mot.

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Red Bull Dernier Mot

La finale du Red Bull Dernier Mot, battle d'impro rap 100% improvisé, se tiendra le 12 juillet 2019 à Marseille !

FranceThéâtre Silvain, Marseille, France
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