Musique
Deuxième arrondissement le plus peuplé de la capitale (derrière le 15ème), le 18ème résume à lui seul tout ce qui fait le charme parisien : des quartiers historiquement liés aux classes populaires et aux populations issues de l’immigration (Barbès, Clignancourt, la Chapelle, Château Rouge…), des lieux qui se transforment la nuit, et dont l’imaginaire collectif évoque la truanderie et les ruelles mal famées (Pigalle) et enfin des places touristiques où se côtoient édifices religieux et galeries d’art (Montmartre). Principale scène parisienne aux côtés du 19ème et du 13ème, le rap issu de Paris 18 est à l’image de son arrondissement : populaire et engagé. Toujours en prise avec la réalité très contrastée du terrain, les rappeurs locaux ont évolué avec leur environnement, accompagnant pour certains en musique la gentrification de leurs quartiers. Des piliers historiques du mouvement hip-hop en France à la jeune garde qui porte haut et fort l'étendard du 18ème sur le devant de la scène rap, suivez le guide.
Assassin, les pionniers
Précurseur du rap en France – et plus largement, du mouvement hip-hop –, Assassin a toujours vu beaucoup plus loin que son propre arrondissement. Ancrés dans le 18ème, Rockin Squat’ et Solo (ensuite rejoints par DJ Clyde, puis Doctor L) ont rapidement fondu sur toute la capitale en compagnie des premiers crews de graffeurs pour recouvrir les murs. Squat et Solo ont déjà entrevu le monde et notamment New-York, mais c’est bien dans le 18ème arrondissement, à l’Elysée-Montmartre, qu’ils donnent l’un de leurs premiers concerts importants.
Très engagés politiquement, les textes d’Assassin reflètent alors toute la mixité sociale et ethnique du 18ème. Si Rockin Squat est d’abord resté très discret au sujet de sa personne, dissimulant notamment son visage pendant la première partie de sa carrière, il a fini par revenir sur sa jeunesse et rappeler toute la richesse de son quartier d’origine : « être un Poulbot du 18 m’a vite fait connaître le mafé, foufou, aloko, yassa, attiéké » (« Enfant de la balle »).
Scred Connexion, le groupe historique
Peu de groupes sont aussi ancrés dans leur territoire que la Scred Connexion. Véritables piliers de Barbès, les rappeurs parisiens ont décrit, tout au long de leur discographie, chacune des ruelles jouxtant le célèbre boulevard, de la Goutte d’Or à l'hôpital Lariboisière en passant par la rue Myrha et Château Rouge. Avec eux, on explore le Paris populaire et les premiers pas du rap de fils d’immigré, les quatre membres du groupe étant tous d’origine maghrébine. On mettra par ailleurs volontairement de côté Fabe, dont la carrière a eu plus d’impact en solo qu’en groupe, et dont la localisation géographique est moins liée au 18ème arrondissement, lui qui a grandi dans le 10ème, avant de filer à Annecy, puis de revenir à Paris.
Le rapport très fort entre la Scred Connexion et le 18ème arrondissement trouve un aboutissement très concret aujourd’hui, alors que le groupe a réduit son activité artistique. L’ouverture de la Scred Boutique, rue Marcadet, constitue en effet l’ultime étape de l’activisme du collectif au coeur de son quartier : en plus d’être l’une des rares enseignes hip-hop encore viables à l’heure actuelle, elle constitue un véritable symbole de l’enracinement de Koma, Mokless, Haroun et Morad. À leur actif, on peut également citer le Scred Festival, une série de concerts et animations qui a fêté sa quatrième édition cette année – même si tout n’est pas toujours situé dans le 18ème et s’étend aux arrondissements alentours – ou encore le Scred Magazine, un site Internet qui relaie l’actu du rap vue par la Scred.
Sopico, la nouvelle génération
Le 18ème arrondissement parisien est l’un des coins où l’on croise le plus de rappeurs au mètre carré. « Le quartier d’où je viens grouille de rappeurs » rappelait d’ailleurs Sopico aux Inrocks l’an dernier. Au milieu de toute cette concurrence, le plus difficile est donc de sortir la tête de la meute en parvenant à se démarquer. À ce petit jeu, Sopico s'en est sorti à merveille, devenant l’un des principaux représentants de la nouvelle génération de rappeurs de Paris Nord. Sa recette ? Pas mal d’introspection mais aussi d’égotrip, une grosse ouverture musicale qui l’a notamment poussé à sortir un projet unplugged, chose inhabituelle dans le rap français, et motivé par sa passion pour la guitare et par l’influence d’artistes comme Janis Joplin et Nirvana.
Sopico a aussi conservé des attaches toujours très fortes à la dimension textuelle du rap. Il perpétue donc directement la tradition du 18ème arrondissement, place forte du lyricisme depuis trente ans. Jeune et motivé à l’idée de faire évoluer les codes, il a creusé son propre sillon en mélangeant les influences. Pas mal pour un artiste dont le nom de scène fait directement référence à sa petite taille, « pico » étant tiré de l’italien « piccolo », signifiant petit. Accolé au « So » de son prénom, son pseudonyme signifie donc “Petit Sofiane”.
Flynt, la force tranquille
« Ici c'est Paris nord, où faut pas être claustro » : au détour d’une rime a priori anodine de l’un de ses titres classiques, « J’éclaire ma ville », Flynt décrit à merveille l’architecture du 18ème : les bâtiments sont denses, nombreux, abritent des logements à la superficie réduite, et sont séparés par les larges bancs de population sillonnant les rues. En somme : vous ne pourrez ni échapper aux espaces restreints ou confinés, ni éviter la foule. Si Flynt plante aussi efficacement le décor, c’est bien parce qu’il a sillonné en long et en large les rues de son arrondissement d’origine pendant sa jeunesse. Dès ses premières années de carrière, il prend d’ailleurs l’initiative de réunir tous les talents du 18ème au sein d’une compilation, « Explicit Dixhuit, la réunion des MC’s du 18e arrondissement », dans laquelle on retrouve d’ailleurs quelques légendes locales comme Assassin, la Scred Connexion ou JP Manova.
Particulièrement apprécié par la critique, Flynt n’est pas le rappeur le plus productif du coin, mais peut tranquillement regarder en arrière et contempler la vingtaine d’années qui s’est écoulée depuis ses premiers pas en studio. Forcément moins circonscrit à Paris Nord que par le passé, le rappeur continue tout de même de faire référence aux rues qui ont bercé sa jeunesse, à l’image de ce « je suis tout là haut comme la place du Tertre » sur son dernier album, qui renvoie directement à la butte Montmartre. Qui dit Flynt, dit également Sidi O, légende de l’underground de Paris Nord, avec qui le rappeur a régulièrement collaboré au cours de sa carrière. À ses côtés, on découvre également l’envers du décor local, les mots croisés du Parisien grattés sur une table entre les pochtrons et les endettés.
Hugo TSR, l'héritier
Lorsque l’on évoque Paris Nord et sa scène hip-hop, les premières images qui viennent en tête sont celles de graffeurs capuchés et de rappeurs capables de gratter des couplets de 48 mesures. Derrière le cliché, celui d’un genre taillé pour les puristes, se cache une certaine réalité : le 18ème arrondissement parisien est l’un des derniers bastions d’une certaine idée du rap. Principal représentant de cette mouvance appliquée à imbriquer les rimes riches en jonglant entre introspection et thématiques sociales, Hugo TSR porte en lui tout l’héritage de ses illustres prédécesseurs. Attaché comme peu d’autres rappeurs à son indépendance, Hugo TSR semble vivre en autarcie complète, bien dans son coin ou avec les siens, et peu enclin à se mélanger avec le reste du rap game, et à plus forte raison, avec les médias. Malgré quelques rares interviews, l’essentiel de ce qu’Hugo raconte se trouve dans sa musique, qui se suffit à elle-même.
Né dans le 18ème, à l'hôpital Bichât, ses textes décrivent un arrondissement en proie à tous les maux, entre prostitution (« La Porte de la Chapelle c’est plus Paris, ça devient pire que Bucarest »), drogue (« tous les soirs c’est funky, c’est l’défilé des junkies »), pollution (« c’est pollué mais dans ma rue j’ai pas vu Greenpeace ») et désespoir (« très peu d’espoir, voilà c’que j’vois par ma fenêtre »). Auteur d’un rap que l’on pourrait qualifier de réaliste, Hugo TSR joue à merveille sur les contrastes et les nuances : son 18ème n’est pas tout blanc, mais rien n’est jamais tout noir. En somme, cinquante nuances de gris.
Doc Gynéco, du paradis à l'enfer
La destinée de Doc Gynéco, plus gros vendeur de disques de rap en France il y a une vingtaine d’années, possède tous les éléments qui feraient de lui un excellent personnage de Martin Scorsese : l'ascension fulgurante, les rencontres improbables (Bernard Tapie, les Rita Mitsouko), la chute inexorable, les trahisons, la violence, la traversée du désert, les mauvais choix (soutiens politiques, gestion financière) et le retour à la vie normale. Quand le rappeur est forcé, en 2010, de reprendre un emploi pour subvenir à ses besoins, il pose à nouveau sa carcasse dans le 18ème arrondissement, celui qui l’a vu grandir, en acceptant un poste de buraliste rue Damrémont.
Doc Gynéco a longtemps constitué l’exception du 18 ème arrondissement, ce bastion du hip-hop et du lyricisme, lui qui a toujours renié ses attaches au monde du graffiti, du breakdance, et même du rap (“classez-moi dans la variet’). Pourtant, peu de rappeurs ont décrit avec autant de justesse et de précision la réalité des rues du 18. Entre mixité sociale (« Dans ma rue, c'est une pub pour Benetton » ; « pour communiquer il faut être trilingue »), corruption (« les policiers donnent des planques aux voleurs » drogue et prostitution (« les péripatéticiennes craquent pour du crack »), le tableau dépeint est d’une noirceur terrible, bien qu’il soit contrebalancé par l’humour, l’ironie et le détachement du Doc.
JP Manova, le "secret le mieux gardé" du rap français
Longtemps dans l’ombre en tant que producteur ou ingé-son, JP Manova, anciennement JP Mapaula, est resté pendant presque vingt ans l’une des plus grandes énigmes du rap français. Avec une petite dizaine d’apparitions avant 2015, il avait réussi à susciter la curiosité, chacun de ses rares couplets crachant un feu digne des plus belles heures de Drogon. Ami d’Ekoué, il est proche de Flynt, a été voisin de la Scred Connexion, et a travaillé avec Doc Gynéco – son ancrage dans le 18ème n’est donc plus à démontrer. C’est d’ailleurs à Barbès, au studio Salam Aleykoum, qu’il apprend les rudiments des métiers de la musique. Régisseur, ingé-son, compositeur, producteur, il essayera au fil des années toutes les casquettes, ne se glissant dans la peau d’un rappeur qu’à quelques rares occasions.
Son premier album, 19h07, ne sort qu’en 2015, huit ans après que le rappeur ait « trouvé sa formule » au cours de l’enregistrement d’un featuring avec Flynt, Ekoué, Aki et Mokless. Devenu un véritable fantasme d’auditeur, il est particulièrement bien accueilli par la presse, qui entrevoit enfin ce qui se cache derrière ce secret vieux de vingt ans. Si la forme, très écrite, le relie forcément au rap du 18ème, c’est surtout l’engagement du rappeur qui fait de lui un pur produit de son arrondissement – à l’image du titre « Sankara », extrait de la réédition de « 19h07 ».
Guy2Bezbar, la relève de la Goutte d’Or
Peu de quartiers sont aussi emblématiques de leur arrondissement que Barbès dans le 18ème. Longtemps représenté dans le rap par la Scred Connexion, de moins en moins active artistiquement, le boulevard a enfanté une relève enfin prête à prendre les rênes. Si la forme a évidemment beaucoup évolué depuis les heures de gloire de Koma & Cie, l’appartenance des plus jeunes générations à cette artère de la Goutte d’Or est toujours très vive, et même gravée dans le blaze de l’un de ses principaux représentants : Guy2Bezbar.
Après avoir jonglé entre une percée dans la musique et des ambitions de carrière de footballeur professionnel – on a vu choix plus cornélien –, puis décliné une signature chez Y&W, le rappeur a fini par rejoindre Plata o Plomo, le label fondé par Lacrim. Reste à savoir si sa personnalité exubérante collera avec les exigences de l’industrie du disque : « j’m’en balec des stratégies, pour percer maintenant tu montres tes fesses, on te fait une image de génie ». Peu enclin de prime abord à se montrer sur les réseaux sociaux, il joue aujourd’hui le jeu, bien conscient que développer une carrière ne pourra se faire qu’au prix de quelques concessions.
Georgio, spleen aux accents pop
Grand fan du TSR Crew et de Flynt (entre autres), Georgio a puisé son inspiration au coeur de son arrondissement d’origine. Né dans le 93, il grandit en effet dans le 18ème, et ses premiers pas au micro rappellent d’ailleurs fortement les caractéristiques des rappeurs locaux. Pour lancer sa carrière, Georgio fait une chose que l’on déconseillerait à n’importe quel gamin aujourd’hui : arrêter l’école très jeune pour se consacrer à la musique, tout en s’engageant dans divers petits boulots en parallèle. Une prise de risque payante, puisqu’il a fini par accrocher un disque d’or à ses murs – le marqueur absolu de réussite pour un rappeur de nos jours. Mieux, il a touché un autre graal, plus symbolique mais aussi plus difficile à atteindre, en devenant l’égérie d’une grande marque de luxe comme Givenchy.
S’il a pu en arriver là, c’est d’une part grâce à ce fameux amour de la plume porté par tout le 18ème depuis trente ans, mais aussi parce que Georgio a su se détacher de l’héritage de ses aînés. Extrêmement introspectif dans ses textes, il explore plus ses propres sentiments que les rues de Barbès et Pigalle. Surtout, il a pris le temps d’évoluer sur le plan des sonorités, pour proposer un rap tout à fait singulier, écrin sur-mesure pour déverser tout son spleen.
La Rumeur, tous les chemins mènent à Pigalle
Venus des Yvelines (Ekoué, Le Bavar, Mourad) et des Pyrénées Orientales (Hamé), les différents membres de La Rumeur n’étaient pas naturellement voués à devenir les principaux représentants de Pigalle. C’est pourtant dans ce quartier mythique de la capitale que le groupe a fait ses premières armes et connu ses heures de gloire, entre l’appartement d’Ekoué et le petit studio qui a servi à enregistrer leurs quatre albums et la douzaine d’autres projets. Hamé y emménage en 1993, tout droit débarqué de Perpignan, tout comme Ekoué, qui s’installe à 200 mètres du Moulin Rouge. Depuis, chaque étape de la carrière de La Rumeur est balisée par les rues de Pigalle : premier concert au Folie’s Pigalle avec la Scred Connexion, second film tourné majoritairement sur place …
Actuellement en préparation d’un nouveau long-métrage, le groupe compte bien ancrer à nouveau son histoire et ses personnages dans les rues du 18ème. Moins centré sur Pigalle, et plus orienté vers l’évolution de la Place Clichy et de son boulevard. Une façon pour La Rumeur d’évoquer les changements qui bouleversent progressivement cet arrondissement en voie de gentrification, et d’attirer l’attention sur le sort de ces populations aux moyens limités poussées vers la sortie.