Découvrez notre interview de Torbjørn V. Christensen, designer en chef d’Hitman (2016) et Hitman 2 (2019), pour IO Interactive.
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Interview avec Torbjørn V. Christensen, créateur de bacs à sable mortels

Comment créer un bon niveau d’Hitman moderne, équilibrer ou “tenir la main du joueur” et “lui laisser faire ses méfaits en freestyle” ? On en a discuté avec un ponte du level-design.
Écrit par Benjamin Benoit
Temps de lecture estimé : 13 minutesPublié le
« Le monde est votre arme ». Le slogan de la dernière trilogie Hitman est assez honnête. Depuis 2016, à travers trois jeux et une quinzaine de niveaux, elle nous propose de traverser des destinations exotiques et d’occire comme s’il n’y avait pas de lendemain. La formule est redoutable : un énorme niveau, des centaines de personnages qui suivent un script et une feuille de route, et à vous de trouver comment exécuter vos deux ou trois contrats, en suivant des scénarios préétablis ou non. Une formule qui demande un level-design ciselé, en hauteur et en largeur, pour permettre au joueur de toujours avoir des options et de ne jamais se retrouver coincé. J’ai eu la chance d’échanger avec Torbjørn V. Christensen, designer en chef d’Hitman (2016) et Hitman 2 (2019), pour IO Interactive.
• Pouvez-vous me raconter un peu comment devient-on level designer chez IO Interactive ?
TVC : J’ai été embauché en tant que level designer junior en 2007, c’était l’époque où IO Interactive planchait sur le premier Kane & Lynch. Une fois que ce dernier était dans les bacs, je faisais partie de l’équipe qui a commencé à travailler sur Hitman Absolution. Durant sa conception, j’ai pu créer de nombreux niveaux Hitman. Je me suis aussi occupé d’un prototype de Sniper Challenge, qui est devenu plus tard un bonus de précommande.
Dans HITMAN 1, nous avons collectivement décidé de revenir à une formule plus traditionnelle, avec des mondes ouverts bacs à sable, des mondes qui respirent et qui vivent. J’ai eu la chance de travailler sur Sapienza et Hokkaido avec une équipe de gens particulièrement doués. Dans HITMAN 2, je suis devenu level designer en chef, et j’ai fait mon possible pour que les niveaux soient tous de qualité optimale dans ce design bac à sable. À la base, je ne travaillais pas sur HITMAN 3, mais j’ai fini par donner un coup de main sur les derniers niveaux, y compris le tout dernier.
Dès le premier jeu en 2016, le toujours excellent Mark Brown avait bien analysé la nouvelle philosophie d’Hitman.
• En termes de level design, quels jeux vous ont inspiré ?
TVC : Je pense que Half-Life est le premier jeu vidéo où le design des niveaux m’a vraiment retourné la tête et m’a fait songer à concevoir des choses avec de nouvelles perspectives. À l’époque, je jouais aussi beaucoup à Counter-Strike quand c’était encore un mod, et je me suis amusé à créer des niveaux de CS avec l’éditeur Hammer. Pendant cette période, je me suis beaucoup inspiré de jeux multijoueurs, et je pense qu’on peut le constater dans mes travaux pour Hitman. Même s’il n’y a pas d’ennemi incarné, il est toujours très important de ne jamais se retrouver dans une impasse. Dans le meilleur des mondes, le joueur doit toujours avoir quelque part d’intriguant où aller, mais toujours en avant.
• Pouvez-vous nous raconter l’histoire de niveaux, de lieux ou de concept qui n’ont jamais pu prendre vie ?
TVC : On fait souvent une petite maquette pour tester si une idée va marcher ou non. De cette manière, on réduit le nombre de coupes plus tard. Cela dit, à IO Interactive, toutes les équipes ont des standards de qualité très hauts quand il s’agit de créer du contenu, et il faut parfois réduire un peu l’échelle pour rendre à temps. Des idées peuvent paraître super au début, mais quand on commence à plonger dans les compromis à faire pour que ça marche, ça se change en mauvaise expérience pour le joueur.
Par exemple, on fomentait une idée de niveau dans une prison pour HITMAN 2. Ça sonnait cool, mais notre intelligence artificielle ne pouvait pas faire fonctionner des gardiens et prisonniers en tant que deux factions distinctes, ça nous a fait abandonner l’idée. Un énorme aéroport et un bateau sont deux idées qui ont aussi beaucoup tourné. Les premiers essais à « Paris » — avant que ça ne finisse par être vraiment Paris — étaient 2 à 3 fois plus grands, et avait un défilé de mode sur un yacht, mais tout ça a été coupé. C’était juste trop grand.
"Dans HITMAN 1, nous avons collectivement décidé de revenir à une formule plus traditionnelle, avec des mondes ouverts bacs à sable" explique Torbjørn V. Christensen.

Hitman 1

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Quand “grand” devient “trop grand”

À ce stade de l’interview, j’ai songé à ce moment où, des années après sa sortie, j’ai découvert Banjo-Tooie. Dans Banjo-Kazooie, chaque mètre carré est utilisé à dessein, mais l’expansion pack de la suite a invité Rare à faire des niveaux bien plus grands, qui faisaient plats et vides.
• Comment sait-on qu’un niveau est trop grand ?
TVC : C’est une bonne question, et je dirais qu’il faut juste essayer, construire et voir ce qu’il en est. Personnellement, je n’aime pas garder des idées sur le papier trop longtemps, et je sais d’expérience que trouver la bonne taille demande de regarder « sur pieds » dans les tests préliminaires. Quand on les parcourt, on a une bonne idée du temps que ça prend. L’Agent 47 n’est pas un être supersonique. Les champs de vision, la taille des structures… la plupart de nos prérogatives tournent autour des performances. On travaille de concert avec les artistes environnementaux qui peuvent comprendre ce qu’on peut faire de cool, joli et fonctionnel à la fois. On doit aussi respecter des budgets, et un niveau doit marcher sur des supports différents. Par exemple, on a une limite de 300 personnages, ou NPC, à chaque niveau, sauf les foules qui constituent une enveloppe différente. Sur toute la trilogie, je pense que Mumbai est probablement le niveau où on a atteint tous les budgets alloués, mais l’équipe a réussi à tout faire marcher.
D’autres employé.es d’IO Interactive expliquent les axiomes d’un niveau d’Hitman, et la nécessité de faire un premier niveau qui marque.

On peut se limiter aux recherches en ligne

• HITMAN 3 avait une vibe un peu plus exotique, une touche très James Bond ou Mission Impossible. Ces niveaux, comme Dubaï, peuvent se reposer sur les attentes des joueurs, sur les clichés qu’on espère y voir. Et depuis Breath Of The Wild, il y a de nombreuses discussions sur la nécessité d’aller faire des repérages sur place avant de concevoir un open-world. Qu’en pensez-vous ?
TVC : Je n’ai jamais fait de repérages avant de construire un niveau, mais je suis certain que ça l’améliorerait beaucoup. Typiquement, une équipe allouée à un niveau fait de nombreuses recherches en ligne avec du street view, des vidéos de voyage, des documentaires, des films, des séries… et parfois, des gens du studio viennent de ce pays, d’autres y sont allés en vacance. Quand, moi-même, je prends un peu le large, ça me donne plein d’idées. J’essaie d’observer comment d’autres gens et d’autres cultures vivent leur vie et se comportent au quotidien.
Mais il y a un niveau qui a déplacé une équipe de recherche, et c’était Mumbai. Ça nous a aidé à capturer la vie grouillante des bidonvilles et leur périphérie. L’artiste qui a conçu le niveau Haven Island est réellement allé dans les Maldives pour des vacances, et a été si inspiré qu’il en fait un niveau pour nous.
• Le niveau à Dartmoor a été bien reçu par la critique. Pouvez-vous nous raconter l’histoire de ce niveau, et comment il a remis en cause la formule ?
TVC : Malheureusement, je n’étais pas sur l’équipe HITMAN 3 à la base, et je n’en sais pas grand-chose. Je sais qu’il se concentre beaucoup sur le jeu de rôle de détective, à un point que ça en devient le cœur du niveau, au moins la première fois où on le fait. Cette nouvelle approche a été très populaire, et la première partie est toujours amusante pour le joueur. Mais je me demande bien ce que font les joueurs pour leurs autres runs. Je suis sûr que comme les autres niveaux Hitman, l’expérience bac à sable rend la chose fun au possible.
"Dans HITMAN 2, je suis devenu level designer en chef, et j’ai fait mon possible pour que les niveaux soient tous de qualité optimale dans ce design bac à sable." raconte Torbjørn V. Christensen.

Hitman 2

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• En tant que joueur, ma peur alpha dans Hitman est de me sentir perdu. Alors oui, il y a des indices environnementaux évidents, mais comment prendre le joueur par la main ?
TVC : On fait un peu de parrainage environnemental. On a une règle de design explicite qu’on appelle « le gruyère », qui stipule qu’un niveau doit avoir beaucoup de trous, qui permettent des chemins de traverse vers les points notables. Si un niveau est rempli de bons trous, c’est un bon « niveau gruyère ». En gardant ceci à l’esprit, on est sûr que si un joueur est perdu, il aura toujours quelque part où aller, et que quelque chose aidera ledit joueur à commettre ses méfaits. On fait aussi le maximum pour éviter les impasses dans nos plans. Pour nous, à chaque fois que quelqu’un est contraint de faire demi-tour, c’est une petite défaite environnementale.
Il nous arrive aussi d’être un peu subliminaux avec le joueur. Par exemple en laissant un élément de décor à un angle qui fait tourner à gauche ou à droite, utiliser un éclairage ou le son pour guider, des aires avec code couleur pour aider à bien cartographier. Aussi, nous utilisons les dialogues des NPC pour donner des indices sur les marches à suivre. C’est un outil très puissant, mais ça demande à être calé avec précision et de mettre la conception des dialogues au même plan que celle des puzzles.

La première impression est la plus importante

• Je comprends bien que chaque niveau doit avoir ses particularités et se distinguer un peu les uns des autres. Mais y’a-t-il des prérogatives à toujours suivre ? Comment visualiser au préalable des zones aussi complexes et multidimensionnelles ?
TVC : C’est la tradition, le premier bac à sable d’un Hitman est celui qui va retenir le plus l’attention de toute personne concernée. Ce qui veut dire que Paris, Miami et Dubaï ont été particulièrement difficiles à finaliser. La plupart des niveaux auront quelques prérogatives de scénario, et peut-être quelques demandes d’équipes de producteurs.
D’expérience, je sais qu’un niveau devient meilleur si l’idée initiale vient d’une équipe passionnée. Les niveaux réussis que j’ai faits avaient très peu de consignes. Pour Sapienza par exemple, la direction initiale était tout simplement « un village côtier », et nous sommes partis de là et la créativité a fait le reste.
"À la base, je ne travaillais pas sur HITMAN 3, mais j’ai fini par donner un coup de main sur les derniers niveaux, y compris le tout dernier." explique Torbjørn V. Christensen.

Hitman 3

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• Le niveau du train aux Carpates était cathartique. « Tu t’es retenu pendant trois jeux, maintenant tu peux courir et zigouiller tout le monde ! » était-ce l’intention prévue ?
TVC : On a conçu le niveau de train d’abord en tant qu’épilogue, et il a été conçu par une petite équipe vers la fin de la production d’HITMAN 3. Nous voulions quelque chose qui surprendrait les joueurs et nous savions qu’il y a un bail, quelqu’un avait fait un petit prototype de niveau-train pour Hitman Absolution. À l’époque, nous étions surpris de voir à quel point ça marchait. C’était une idée qui était soulevée par notre communauté de temps en temps, mais on n’y a jamais vraiment réfléchi, c’est une mise en forme qui ne correspond pas avec la formule traditionnelle et ouverte.
Pour un niveau final et linéaire, qui se conclut sur un duel final, on s’est dit que ça pourrait marcher. Nous savions qu’il était impossible de faire du véritable gameplay bac à sable, mais nous insistons sur le choix donné au joueur : la jouer finement ou laisser parler les armes. En étant un peu habiles avec les déplacements hors du train, et en limitant les mouvements avec un système de froid mordant, nous avons créé des chemins pour rester caché et respecter les objectifs « Silent Assassin ». On a utilisé des séquences oniriques au début du niveau pour apporter une sorte de conclusion narratologique à la trilogie, avant le gameplay de train et la confrontation avec Arthur Edward, aussi nommé The Constant.
J’ai mis beaucoup d’efforts dans cette surprise : il se trouve que vous êtes dans un train ! Et je pense que la plupart des joueurs ont évité de le spoiler sur les forums. Je ne l’ai en tout cas jamais vu et j’étais sincèrement surpris. C’est un autre twist, l’Agent 47 démarre nu au sens propre comme au figuré, et doit lentement se faire un arsenal en progressant dans le train. Je pense que cet épilogue atterrit sur ses pattes, et reste une conclusion mémorable pour la trilogie.
• Je me suis beaucoup amusé avec les missions sniper. Elles sont plus simples, mais satisfaisantes : on tire, on a une réaction immédiate, et il y a une dimension puzzle supplémentaire. Vous pouvez nous raconter leurs conception ?
TVC : Durant la sortie d’Hitman Absolution, on avait des semaines bien à nous dans la boîte, où tout le monde était libre de travailler sur ses propres idées pour de nouvelles missions et fonctionnalités. J’ai conçu un prototype où le sniper était central, et c’est devenu le mode Sniper Challenge. L’idée était de faire un gameplay de sniper à la fois fun et compétitif. Je me souviens de la semaine où on a mis en place le tableau des scores, et tout le monde dans l’entreprise pouvait tenter sa chance et se mesurer aux autres. Pas mal de gens passaient donc plus de temps à jouer qu’à bosser. On a compris que c’était addictif, surtout contre des amis. Plus tard, quand il a fallu choisir un bonus de précommande, créer le Sniper Challenge semblait évident. Dans la trilogie « World of Assassination », nous avons mis en place trois missions Sniper basées sur le même concept, chacune avec un ton différent.
Quand on met en place ces niveaux, on se concentre beaucoup sur les ouvertures visuelles sur les PNJ, les lieux prônes aux accidents et ceux où l’on peut cacher les corps. On doit toujours pouvoir tuer une cible et se débarrasser de son cadavre en un tir, et tout doit être visuellement limpide à travers une lunette de sniper. Si l’on regarde ces cartes avec des angles différents, les niveaux et leur géométrie ont toujours l’air super bizarres, voire cassés. Mais c’est parce qu’ils ont été conçus avec un point de vue unique. C’est amusant si l’on veut juste sniper quelques méchants, mais ça peut aussi prendre des heures et des heures pour essayer de faire monter son score et battre ses amis.
Cette touche exotique est actuellement mise à profit : le prochain jeu d’IO Interactive devrait être un nouvel opus de la licence James Bond. Le tueur à l’alopécie iconique, lui, a conclut la trilogie amorcée en 2016 avec Hitman 3. Les jeux continuent de recevoir des modes de jeu supplémentaires - généralement des contrats avec des contraintes supplémentaires, et ainsi mettre à profit l’un des level design les plus remarquables depuis - à rythme d’assassinat différent - l’intégralité de la série Dishonored.
Merci à LU6.1 pour leur aide dans la réalisation de cette interview.
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