Le jeu vidéo indépendant The Binding of Isaac ne voulait pas rencontrer le succès. Au contraire, son créateur voulait qu’il échoue. Chronique d’une réussite involontaire.
© Edmund McMillen/Florian Himsl
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The Binding of Isaac, le petit jeu indé qui voulait se planter

À l’origine, The Binding of Isaac n’ambitionnait pas de rencontrer le succès. Bien au contraire, son créateur voulait qu’il échoue. Chronique d’une réussite involontaire.
Écrit par Jean-Christophe « Faskil » Detrain
Temps de lecture estimé : 13 minutesPublié le
Si le nom d’Edmund McMillen ne vous dit rien, c’est probablement parce que vous n’aimez pas vraiment les jeux vidéo. Oh ça va, détendez-vous, je plaisante. La vérité, c’est qu’à défaut de connaître son patronyme, vous êtes sans doute plus familiers avec son œuvre la plus populaire, un certain Super Meat Boy. Sorti en 2010, ce « sidescroller » décalé et exigeant est responsable d’une augmentation significative du nombre de pads ayant terminé leur carrière encastrés dans un mur.
Après le foudroyant succès commercial et critique du titre, McMillen va profiter du confort financier que lui apporte ce carton inattendu pour lever le pied, et prendre quelques risques. Avec son ami le programmeur Florian Himsl, il décide d’organiser une « game jam » d’une semaine, avant tout pour se détendre, laisser libre court à sa créativité sans pression, et qui sait, peut-être trouver l’inspiration pour le prochain titre de Team Meat. Son envie principale, c’est de revenir à des concepts plus étranges, plus proches de ses anciens projets, comme Host, Aether ou Coil.
Le game designer Edmund McMillen est le créateur des jeux vidéo Super Meat Boy et The Binding of Isaac.

Edmund McMillen

© Edmund McMillen

La « game jam » qui joue les prolongations

Les deux hommes s’embarquent donc pour ce qu’ils pensent n’être qu’une petite semaine d’explorations ludiques, Himsl gérant la partie programmation, pendant que McMillen s’occupe de tout le reste, scénario, graphismes et « game design ». L’ambition est double : concevoir un « rogue-like » s’inspirant des mécaniques de donjons de Legend of Zelda, et y insuffler des notions de religion, sujet cher à McMillen. Le jeune Californien a en effet grandi dans une famille très croyante et très pratiquante, une expérience qui va s’avérer à double tranchant. D’un côté, l’aspect positif, c’est que la pratique de cette foi familiale revêt un côté parfois « magique », qu’il trouve particulièrement amusant et inspirant. De l’autre, le revers de la médaille, c’est que ses darons vont décider de le priver de Magik, jeu du Démon qui n’a clairement pas sa place dans un foyer Chrétien qui se respecte. Une ambivalence face à la religion qu’il va souhaiter insuffler à son nouveau projet, désormais baptisé The Binding of Isaac, en référence lointaine à un texte de la Bible.
Dès le début du chantier, McMillen a une vision très claire de ce qu’il veut faire : un jeu qui brise les règles sacrées associées habituellement au succès, quelque chose de totalement « anti-mainstream ». « J’ai conçu Isaac pour être un échec », déclarera-t-il plus tard lors d’une interview accordée à nos confrères de Gamasutra. Angle d’attaque surprenant s’il en est, cette volonté de concevoir un titre aux visées impopulaires va amener le duo à explorer des concepts peu orthodoxes. Et cette créativité débridée va avoir pour conséquence immédiate de décupler leur enthousiasme. Ils sont d’ailleurs tellement emballés par ce qu’ils sont en train de concocter qu’ils vont largement déborder sur les sept jours initialement impartis à cette « game jam ». Même si, en son for intérieur, McMillen reste persuadé qu’un « roguelike » mâtiné de religion risque de ne pas rallier grand monde, et encore moins de se vendre comme son vénéré prédécesseur, le super morceau de bidoche sautillant. Mais qu’importe, ils s’éclatent, et pour l’heure, c’est là l’essentiel.
Pour la partie graphique, McMillen s’inspire des années 80, et plus spécifiquement de l’imagerie des cultes sataniques de l’époque.

McMillen s’inspire des années 80 pour la partie graphique

© Edmund McMillen/Florian Himsl

Pour la partie graphique, McMillen s’inspire des années 80, et plus spécifiquement de l’imagerie des cultes sataniques de l’époque. Côté musique, c’est son ami Danny Baranowsky qui se charge de produire la bande-son, en étroite collaboration avec McMillen. Celui-ci lui envoie régulièrement des ébauches graphiques pour servir d’inspiration au compositeur, qui en retour lui livre des brouillons de morceaux alimentant à leur tour la créativité du développeur. Une boucle d’échange qui permet au chantier d’avancer de manière fluide et organique.

En route pour Steam !

Après trois mois d’intense labeur, une première version jouable de The Binding of Isaac voit enfin le jour. Pourtant, McMillen et Himsl sont convaincus que le titre manque encore de vernis et qu’il est sans doute un poil risqué de le lâcher dans la nature en l’état. Mais comme leurs amis proches semblent bien s’éclater dessus, en dépit des nombreux bugs et imperfections dont il est encore truffé, ils décident de franchir le pas et le mettent en vente sur la plateforme Steam. Le choix du magasin de Valve s’impose d’une part pour éviter de tomber sous le couperet des censeurs de l’ESRB (l’équivalent du PEGI en France) avec un contenu religieux que McMillen sait potentiellement polémique, mais aussi pour profiter des fonctionnalités de mise à jour particulièrement confortables qu’offre la plateforme.
Le jeu vidéo indépendant The Binding of Isaac propose un gameplay centré sur l’une des mécaniques les plus anciennes, le « shoot ‘em up ».

The Binding of Isaac propose un gameplay centré le « shoot ‘em up »

© Edmund McMillen/Florian Himsl

Associant le côté sans fin des « roguelikes » traditionnels à des concepts empruntés aux classiques du RPG (et notamment Diablo), déroulant des donjons générés de manière procédurale, The Binding of Isaac propose un gameplay centré sur l’une des mécaniques les plus anciennes du jeu vidéo, le « shoot ‘em up ». Un mélange riche qui donne naissance à un « dungeon crawler » d’un genre nouveau, en temps réel, proposant une grande variété de personnages, d’objets et de « power ups » (garantissant un réel sentiment de progression, comme dans les Zelda), le tout parsemé d’une thématique religieuse inhabituelle et énigmatique. Un sacré mélange, en somme. Et si McMillen y incorpore sa réflexion sur la religion par le biais de l’humour et de la satire, cela ne l’empêche pas d’évoquer des sujets sérieux, comme le genre, le suicide, l’avortement, et de manière générale l’impact négatif que peut avoir la foi sur le cerveau malléable d’un enfant.
L'aspect inachevé du jeu The Binding of Isaac n’est pas du tout du goût d’une bonne partie de la communauté, qui ne se prive pas de le faire savoir.

Les premiers jours du jeu sont un peu difficiles à cause des nombreux bugs

© Edmund McMillen/Florian Himsl

Sans surprise, à cause des nombreux bugs qui l’émaillent encore, les premiers jours du titre sont un peu difficiles. Cet aspect inachevé n’est pas du tout du goût d’une bonne partie de la communauté, qui ne se prive pas de le faire savoir. Réactifs, McMillen et Himsl vont bosser sans relâche pour peaufiner leur bébé et malgré les limitations imposées par le langage Flash (dans lequel il a été codé), ils vont parvenir à rapidement redresser la barre. Durant les premières semaines suivant sa sortie, Isaac oscille entre 100 et 200 ventes par jour, largement au-dessus des attentes de ses concepteurs. Désormais conquis, les joueurs louent principalement la grande rejouabilité du titre, sa fraîcheur et son côté décalé. Et si la thématique religieuse qui l’habite va forcément engendrer quelques accusations de blasphème de-ci, de-là, ces reproches ne suffiront pas à entraver l’envol du jeu au firmament des ventes.
Sorti le 28 mai 2012 sur Steam, Wrath of the lamb où "La colère de l'agneau" en français, est le premier et seul DLC du jeu vidéo The binding of Isaac.

The Binding of Isaac : Wrath of the Lamb où "La colère de l'agneau"

© Edmund McMillen/Florian Himsl

Le carton inattendu

Après sept mois de disponibilité sur Steam (sur PC d’abord, puis sur Mac et Linux), The Binding of Isaac, modeste jeu Flash indépendant, s’écoule désormais à 1500 exemplaires par jour. Pas mal pour un projet sans ambition commerciale. Le titre connaît également un gros succès sur les services de streaming vidéo, principalement sur YouTube où il se constitue une solide base de fans et une communauté très active. En janvier 2012, on atteint le chiffre impressionnant de 450.000 unités vendues, un carton qui va bien entendu attirer l’attention de certains éditeurs. L’un d’entre eux va proposer à McMillen d’adapter son titre sur la 3DS de Nintendo, mais l’entreprise se heurte rapidement au refus du géant japonais, qui juge le contenu religieux un poil douteux, et certainement pas conforme à sa ligne éditoriale.
Qu’à cela ne tienne, pendant que le titre continue de se vendre comme des petits pains, McMillen et Himsl peaufinent leur création, et sortent en mai 2012 une première extension baptisée Wrath of the Lamb. Un DLC qui embarque un substantiel 70% de contenu supplémentaire (nouveaux boss, nouveaux objets, nouvelles fins, nouveau personnage jouable, etc.), et qui aurait pu être encore bien plus fourni, si les ambitions de McMillen n’avaient pas été enrayées par certaines limitations rédhibitoires de Flash.
Le jeu vidéo The Binding of Isaac: Rebirth est une version « améliorée » qui sort en novembre 2014 sur PC, Mac, Linux, PS4 et Vita.

The Binding of Isaac: Rebirth

© Edmund McMillen/Florian Himsl

The Binding of Isaac: Rebirth propose du joli code en C++ et des graphismes 16 bits, bien loin du rendu vectoriel et des nombreuses restrictions imposées par Action Script 2 sur la version originale.

The Binding of Isaac: Rebirth propose désormais des graphismes 16 bits

© Edmund McMillen/Florian Himsl

En novembre 2012, alors que The Binding of Isaac vient de franchir le seuil honorable du million d’exemplaires vendus sur PC, l’éditeur Nicalis prend contact avec ses concepteurs pour leur proposer d’en réaliser un portage sur les principales consoles du marché. McMillen accepte, à deux conditions : premièrement, que le jeu soit entièrement reprogrammé dans un langage plus flexible et moins limitant que l’archaïque Flash ; deuxièmement, qu’il intègre de base le premier DLC sorti quelques mois auparavant (Wrath of the Lamb, dont on vient de parler), ainsi qu’une deuxième extension à venir. Le résultat : The Binding of Isaac: Rebirth, version « améliorée » qui sort en novembre 2014 sur PC, Mac, Linux, PS4 et Vita, et qui propose désormais du joli code en C++ et des graphismes 16 bits, bien loin du rendu vectoriel et des nombreuses restrictions imposées par Action Script 2 sur la version originale.
Cette mouture moderne du titre introduit à son tour de nouveaux personnages, objets, ennemis, boss, défis, ainsi qu’un nouveau système de « seeds » permettant de refaire le même parcours avec plusieurs personnages. McMillen en profite également pour agrémenter son jeu d’un mode coopératif local (son pendant en ligne sera abandonné, faute de temps) et d’une nouvelle bande-son, composée cette fois-ci par Matthias Bossi et Jon Evans. Cerise sur le gâteau : Nicalis, l’éditeur, parvient cette fois-ci à convaincre le géant Nintendo de réévaluer sa position initiale par rapport au contenu religieux, et en juillet 2015, Isaac: Rebirth débarque non seulement sur Wii U mais également sur New Nintendo 3DS (privilégiée à la 3DS classique pour des raisons techniques). La même année, le titre fait également son apparition sur Xbox One, où il connaîtra là aussi un joli succès. Non content d’avoir été une réussite accidentelle, The Binding of Isaac se paie en outre le luxe d’un « reboot » réussi.
La même année, The Binding of Isaac: Rebirth fait également son apparition sur Xbox One, où il connaîtra là aussi un joli succès.

En juillet 2015, Isaac: Rebirth débarque sur Wii U et sur New Nintendo 3DS

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« Greed is good »

Annoncée en février 2015, Afterbirth, la première extension officielle pour la nouvelle mouture du jeu, débarque finalement en novembre. Comme on peut s’en douter, elle enrichit une fois encore le jeu de base de moult objets, ennemis et autres éléments de gameplay, mais rajoute surtout un nouveau mode de jeu plus retors, baptisé « Greed Mode ». Avec cette nouvelle expansion, McMillen prolonge aussi une pratique entamée dès la toute première version en Flash : l’introduction d’éléments cachés pour inciter la communauté à retourner le titre dans tous les sens et tâcher d’en révéler les secrets. Malheureusement, jusqu’ici, ces fameux secrets n’ont jamais résisté bien longtemps aux investigateurs de la communauté. The Lost, un personnage jouable caché dans The Binding of Isaac: Rebirth, qui nécessitait d’improbables combinaisons pour être débloqué, sera rendu aisément accessible après une étude minutieuse du code source. Une pratique qui va avoir le don d’agacer McMillen, l’incitant à redoubler d’efforts lorsqu’il s’agira de planquer à nouveau un personnage secret dans Afterbirth. Cette fois-ci, plus question de laisser les curieux fouiller les fichiers explorables, McMillen va mettre en place un ambitieux ARG (ne rechignant pas cette fois-ci à concevoir un impressionnant ARG (jeu en réalité alternée) impliquant notamment : un numéro de téléphone à contacter et des coins paumés de Santa Cruz (où réside McMillen) à explorer. Je ne m’attarderai pas davantage sur cette étonnante aventure, mais si le sujet vous intéresse, je vous invite à en lire le compte rendu détaillé disponible sur le site Game Detectives.
Afterbirth est la première extension officielle du jeu The Binding of Isaac: Rebirth.

Afterbirth, première extension officielle pour la nouvelle mouture du jeu

© Edmund McMillen/Florian Himsl

Les fans prennent le contrôle

Quand la communauté ne joue pas les détectives privés pour percer les mystères du jeu, elle ne chôme pas pour autant. Entamé en 2014, le projet Antibirth, extension non officielle développée par les fans, voit le jour en décembre 2016. Proposant un mode coopératif local amélioré, une bande-son inédite, et bien entendu un paquet de nouveaux objets, monstres, un nouveau personnage jouable (The Forgotten, héros au corps-à-corps, une première dans la série), mais aussi un retour à certaines mécaniques originales du jeu, abandonnées au fil des nombreux patches. Ce « DLC bootleg » va connaître un gros succès et même faire un peu d’ombre au second DLC officiel, Afterbirth+, qui débarquera pour sa part en janvier 2017, ajoutant des outils de « modding » ainsi qu’une intégration avec le « workshop » de Steam. La sortie quasi simultanée des deux extensions va entraîner un véritable schisme au sein de la communauté, certains préférant même l’extension non officielle à l’officielle. Une conséquence sans doute des nombreux bugs qui accablent Afterbirth+ à sa sortie, mais aussi potentiellement de certains choix d’évolution pas toujours bien accueillis. Plutôt que de verser de chaudes larmes sur le conflit qui anime la communauté de son jeu, McMillen va faire un pas dans leur direction, prendre contact avec les auteurs du « DLC illégitime » et leur proposer d’intégrer la majeure partie du contenu produit par leurs petites mains expertes dans une future extension officielle cette fois-ci (a priori la dernière), annoncée initialement en septembre 2018, répondant au doux nom de Repentance.
Millen va  prendre contact avec les auteurs du « DLC illégitime » et leur proposer d’intégrer la majeure partie du contenu dans une future extension, répondant au doux nom de Repentance.

Le projet Antibirth, extension non officielle développée par les fans

© Edmund McMillen/Florian Himsl

Lexcellent jeu de plateau sorti fin 2018, The Binding of Isaac: Four Souls, adapté par McMillen lui-même, avec l’aide de l’artiste Krystal Fleming.

The Binding of Isaac: Four Souls

© Edmund McMillen/Florian Himsl

L’heure du repentir

Après avoir pris un peu de retard, Repentance a finalement débarqué dans les bacs il y a quelques mois, en mars 2021, et intègre comme prévu la quasi-totalité du contenu communautaire proposé initialement dans l’extension Antibirth, ainsi qu’une bonne dose de contenu officiel inédit, bien entendu. Il s’agirait a priori de la dernière extension officielle prévue pour The Binding of Isaac: Rebirth, McMillen ayant déclaré à maintes reprises que de son point de vue, le jeu était désormais « complet ». Ce qui ne l’empêche pas de vouloir continuer à explorer l’univers si particulier de la franchise, parfois dans d’autres disciplines que le jeu vidéo. Ce fut déjà le cas avec l’excellent jeu de plateau sorti fin 2018, The Binding of Isaac: Four Souls, adapté par McMillen lui-même, avec l’aide de l’artiste Krystal Fleming. Et a priori, le papa de la série aurait des idées d’expansion vers d’autres médias dans les cartons.
Côté jeu vidéo, la saga s’est vu gratifier d’une préquelle, The Legend of Bum-bo, sorti en novembre 2019 sur PC, puis un peu plus tard sur iOS et Switch. Et McMillen l’a promis : il y aura bien une suite officielle au premier volet. Mais pas pour tout de suite, il doit d’abord boucler un autre chantier, celui du très attendu Mew-genics, sorte d’Animal Crossing a priori, mais avec des chats. Patience, donc.
En redonnant ses lettres de noblesse au genre « rogue-like », et en participant à la popularisation de cette nouvelle déclinaison qu’on appelle « rogue-lite », The Binding of Isaac aura sans conteste marqué de sa patte la grande Histoire du jeu vidéo. Pas mal pour un petit jeu indé qui ne voulait pas réussir.
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